Ensba, 9 : Baudelaire

Beaux-Arts Paris, cours littérature.


La semaine dernière, deux heures avec Nathalie Sarraute, via Montaigne et quelques écarts, comme Thomas Bernhard.

Cette semaine, je voulais qu’on fasse un petit saut en arrière : vers Baudelaire.

Comme pour les autres auteurs dont j’ai parlé, d’abord le placer dans une constellation. Dans quel contexte, social, historique, personnel il écrit. Comment, dans ce contexte, les obstacles et l’intuition se conjuguent pour l’écart et la radicalité qui forme l’oeuvre.

De la place et l’importance de Baudelaire, rien à justifier. De ma démarche, si : en privilégiant l’auteur singulier, et non le tableau d’ensemble, c’est la position d’énonciation qui change. En s’incrustant dans Baudelaire seul, on aura en perspective Rimbaud ou Lautréamont (de ces deux, j’ai réussi à parler dans chaque cours !), on aura à portée de main des vies parallèles, celles de Nerval très près, l’ombre aussi de Hugo.

Mais pour cheminer vers Baudelaire, j’aimerais partir de ce qui nous le rend aujourd’hui encore aussi fondateur, ouvreur d’horizons. Par exemple en reprenant cette notion que j’ai lourdement maintenue au premier plan d’abord avec Kafka, puis ces deux semaines de Ponge et de Sarraute : un bouleversement dans la philosophie du sujet, qui n’est plus concept dominant pour l’organisation de l’oeuvre, et c’est, chez Sarraute et chez Ponge, la clé sans doute la plus dérangeante pour comprendre ce qui nous heurte et nous déplace dans la lecture.

Chez Baudelaire, l’irruption de la ville conduit à la mise en chantier de ce déplacement de concept, inaugure cette renverse dans la figure essentielle de "modernité", mais il la met en travail à travers la figure encore rassemblée de l’auteur, du "poète". Non pas dans une sorte d’aura romantique disparaissante, mais comme lieu même de la fissure.

D’où l’importance d’une autre figure parallèle, qui est son double en politique, le Blanqui tel que raconté par Gustave Geffroy dans L’Enfermé, celui qui dans son ultime détention au château du Taureau écrit L’Eternité par les astres.

Pour les curieux, je recommande le site québecois Classiques des sciences sociales où vourrez télécharger L’Eternité par les astres de Blanqui mais aussi d’autres textes de notre histoire politique essentielle, comme le Droit à la paresse de Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx.

D’où la médiation essentielle que représente Walter Benjamin. Je suppose bien que via les cours de Didier Semin, Alain Bonfand ou Jean-François Chevrier l’oeuvre de Benjamin vous est connue à l’Ensba. Mais en la revisitant par Baudelaire on pose d’emblée un jeu de miroir, le livre impossible et vingt ans poursuivi, parce que la figure du malheur qu’incarne Baudelaire devient l’antidote au destin d’universitaire écarté, d’écrivain condamné à l’essai, d’essayiste que l’exil repousse de sa langue que sera la vie de Walter Benjamin jusqu’à son suicide à Port-Bou.

Les textes qu’il laisse sur Baudelaire sont le modèle réalisé, mais selon le principe de la constellation, le principe d’une écriture éclatée et partielle d’un livre qui aurait pu s’organiser plus vastement. A travers le prisme des textes de Benjamin sur Baudelaire, on retrouve l’échange de lettres avec Adorno sur le concept même de constellation comme organisation de la pensée, on retrouve le continent des notes recopiées du grand livre des Passages. Et bien sûr, via L’Homme des foules d’Edgar Poe, cette imbrication du moderne et de la ville, où nous-mêmes nous nous lisons encore.

Sur la page Baudelaire de ce site, vous pourrez lire Conseils à un jeune littérateur, et télécharger (je viens de mettre en ligne) Le peintre de la vie moderne, plus quelques textes sur l’art et l’article de Proust sur Baudelaire.

Ci-dessous, en désordre, quelques phrases reprises du texte le plus visionnaire de Walter Benjamin sur Baudelaire : Zentralpark (extrait de Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, petite Bibliothèque Payot.

Voir aussi : Walter Benjamin / Angelus novus. Ce texte est une clé, d’où mon choix du tableau de Klee en tête de cette page.


 La beauté particulière des premiers vers de tant de poèmes de Baudelaire : émerger de l’abîme.

 Le spleen, comme barrage contre le pessimisme.

 On peut dire : un frisson de bonheur l’a traversé. On ne peut rien dire d’analogue concernant le malheur.

 Le spleen est le sentiment qui correspond à la catastrophe en permanence.

 Meryon : la mer des immeubles, la ruine, les nuages, la majesté et la fragilité de Paris.

 Les rues parisiennes de Meryon : des abîmes au-dessus desquels, tout en haut, filent les nuages.

 Interrompre le cours du monde, c’était le désir le plus profond de Baudelaire.

 La labyrinthe est le bon chemin pour celui qui arrive bien assez tôt au but. C’est le marché.

 Si c’est la fantaisie qui offre au souvenir les correspondances, c’est la pensée qui lui dédie les allégories. Le souvenir fait se rencontrer les deux.

 Quand Baudelaire décrit le vice et l’abjection, la différence c’est qu’il s’inscrit dans le tableau.

 Baudelaire était un mauvais philosophe, un bon théoricien, mais c’est seulement en tant que méditatif qu’il était incomparable< ; du méditatif, il a le caractère stéréotypé des thèmes, la fermeté quand il s’agit d’écarter tout ce qui pourrait le troubler, l’aptitude à mettre chaque fois l’image au service de la pensée. Le méditatif, comme type historiquement déterminé de penseur, est celui qui est chez lui parmi les allégories.

 La rage intérieure qui était nécessaire pour faire irruption dans ce monde et pour briser et ruiner ces créations harmonieuses.

 Le choc, comme principe esthétique chez Baudelaire. La « fantasque escrime » de la ville des Tableaux parisiens n’est plus une ville natale, mais un théâtre et un pays étranger.

 Le brouillard comme consolation de la solitude.

 La « vie antérieure » ouvre l’abîme du temps dans les choses ; la solitude ouvre celui de l’espace devant l’homme.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mars 2005
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