#40jours #34 | Garde-fou

Son jogging du mercredi était pratiquement terminé.  En tout cas, c’est ainsi que Virginie le concevait : l’aller était toujours plus compliqué, car il fallait se mettre en condition, enfiler ses baskets et accepter de courir seule – alors que Benjamin l’avait accompagnée durant toutes ces années, et qu’à présent, elle n’avait comme d’autre choix que de poursuivre le chemin sans lui.  Elle avait gardé le même itinéraire, celui qu’ils avaient naturellement tracé au fil des courses hebdomadaires, le peaufinant, le raccourcissant ou l’allongeant en fonction de leur degré d’énergie.  Ce soir-là, elle se sentait au maximum de ses capacités : ses jambes souples et fines volaient presque ; les kilomètres s’enchaînaient sans qu’elle ait besoin d’accomplir le moindre effort.  Elle ne le remarquait même pas, prise qu’elle était par la musique de ses écouteurs et la magie du moment.  Et en effet, seule la mise en route lui avait coûté, car le sport en lui-même constituait toujours un plaisir en soi.

Elle se trouvait donc à mi-parcours, rebroussant chemin pour arriver au carrefour qui lui permettait de rejoindre le parc et, dans son prolongement, son quartier.  Celui-ci était l’étape obligée pour traverser.  Même si elle détestait la circulation des voitures et le bruit qu’elles engendraient, elle ne pouvait qu’emprunter le carrefour sous peine de se voir forcée à retourner en profondeur dans les bois et faire un colossal détour qui finirait par transformer son moment de bien-être en chemin de croix.  Il y avait des limites au sport : tout était une question de dosage.  Elle n’était pas encore prête physiquement à assumer dix kilomètres de plus.

Arrivée à la hauteur du pont, elle s’arrêta.  La construction en hauteur permettait aux cyclistes de rejoindre l’autre côté et d’accéder aux habitations attenantes.  Pourtant, et Virginie n’y avait jamais trouvé aucune explication, personne ne l’empruntait jamais.  Peut-être paraissait-il insalubre aux habitants ?  Garni de tags orduriers sur ses flancs, le pont surplombait cet espace urbain de toute sa majesté sinistre.  Il en dégageait un côté décalé, inadéquat – et c’est ce qui lui conférait son étrangeté.  Cette fois-là, néanmoins, quelqu’un s’y trouvait – silhouette grossière se découpant dans la pénombre.  Un homme gros, en tout cas au-dessus de la taille, car ses jambes étaient dissimulées par la balustrade.

Virginie ne put s’empêcher de le regarder, levant naturellement les yeux.  Elle savait que, ce faisant, elle attirerait son attention : à cette heure, elle était la seule âme errante de tout le périmètre.  Et effectivement, il la vit.

Quand elle repensera plus tard à ce moment, qui restera comme l’un des plus bizarres et malaisants de sa vie, elle se fera l’idée précise que l’homme l’attendait, qu’’il l’avait déjà repérée en premier et patientait simplement pour qu’elle soit à son niveau et capable de permettre un vis-à-vis.

Elle voulut poursuivre sa course mais la détente ne se déclencha pas.  Ses jambes refusaient de bouger.  Elle semblait comme prise au piège du regard de l’inconnu, à sept bons mètres au-dessus d’elle, la dominant de toute sa corpulence.  Lui non plus ne bougeait pas.  Il ne souriait pas non plus, inflexible et autoritaire.

Puis, avec une souplesse imprévue, il se pencha pour agripper quelque chose qui se trouvait à ses pieds, de l’autre côté du garde-fou. 

Mue par un profond instinct de survie, Virginie retrouva son aplomb et recommença à courir.  Mais elle n’eut pas le temps de passer en-dessous du pont, en-dessous de l’homme et de son étrange attirail, qu’il semblait tout déterminé à lui montrer.  Se penchant de tout son long, laissant dangereusement dans le vide ses épaules et sa tête, il brandit un carton, l’orientant avec assurance afin que la jeune femme puisse le distinguer de là où elle était, quelques mètres plus bas.

« Je vous connais ».

Il était écrit cela, sur la pancarte.  Je vous connais.

Le sang de Virginie ne fit qu’un tour.  Ni une ni deux, elle fuit.  Courir n’était plus une pratique régulière pour entretenir sa forme, vider son esprit et oublier momentanément Benjamin, courir était survivre.  Disparaître le plus loin possible.  Eviter que l’homme ne la menace, ne la pourchasse qui sait, n’aille plus loin dans des insinuations scabreuses qu’elle ne voulait même pas imaginer.

Quand elle dépassa le pont et sa structure métallique pachydermique, elle entendit un bruit fracassant s’abattre derrière elle.  Cela fouetta l’air avec une puissance telle qu’elle poussa un cri.  Osant se retourner, elle vit un sac poubelle, vraisemblablement lourd et bien rempli, échoué sur le sol.  Une seconde plus tôt et elle aurait été assommée…

« Aidez-moi ! », entendit-elle alors du côté du pont.  Une voix d’autant plus glaçante qu’elle ne gémissait pas, que du contraire : elle était aussi coupante et aride que le visage précédemment vu.

Elle ne prit plus la peine de réfléchir et courut d’une traite jusque chez elle, sans se retourner.

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