#nouvelle | Marlen Sauvage

1 – de l’art de ranger ses livres | dans le désordre
2 – histoire de mes librairies | du flou des souvenirs
3 – aller dans le perdu | traces
4 – le livre moins ce qu’il dit | et ce qu’il dit quand même

1 – de l’art de ranger ses livres | dans le désordre

Ceux qui ont échappé à Momox, à la recyclerie, à l’oubli dans certains tiroirs et recoins de la grande maison, aux dons divers lors du déménagement des Cévennes jusqu’en Drôme, ceux dont le nombre a doublé depuis leur migration, comme s’ils étaient appelés à se reproduire, ceux qui enfin ont leurs propres lieux de vie, éclatés, séparés, dispersés – mais dans un même appartement – et sans secret pour ce qui me concerne. L’espace du dedans ?, Un autre Moyen Age ?, L’écoute : attitudes et techniques ?… dans la bibliothèque de la chambre d’amis, un univers de casiers blancs, de mêmes largeur et profondeur, d’inégales hauteurs, et c’est pourquoi aussi Lee Miller, Photographies, Plis d’excellence, Vermeer, L’Autre côté la mer… Une maison de livres qui exige un classement par ordre alphabétique et l’on croit naïvement que tout va bien se passer. Que nenni ! Il y a eu des installations, des interrogations, des dénégations, des remords… Alors désinstallations, réponses temporaires, tentatives durables, accommodements. Et donc se côtoient les auteurs de langue française – Ameisen, Artaud, Attali, ainsi jusqu’à Zalberg, après Yourcenar, Weil, Wiesel, Werth et quelques autres le long de l’alphabet. Romans, nouvelles, essais, puis chacun dans son espace, biographies, peinture, photographie, histoire… Lus, à lire, ouverts, effleurés, caressés, humés, refermés, rangés, repris, relus, annotés, reposés. Et je me demande souvent pourquoi tant de livres, pourquoi cette obsession à posséder ce que je pourrais emprunter – la médiathèque est proche – pourquoi tant de centres d’intérêt quand le temps manque pour approfondir ce que je voudrais. Parce que bien sûr d’autres niches dans le mur pour les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Sud-Américains, et puis les auteurs du Maghreb et d’Afrique noire, et encore les théoriciens de la langue et des ateliers d’écriture ; ceux qui ont été conseillés, offerts, ceux qui répondaient à une envie compulsive, ceux dégotés dans les « fabriques » et autres « triades » d’ici, à cinquante centimes d’euros, gratis dans les bibliothèques de rues, de porches, de pharmacies, et qui attendent leur tour d’être classés, rangés, et traînent sur la table basse carrée multicolore. Ailleurs, où l’on aurait voulu un mur entier de livres, du sol au plafond, ceux qui se serrent sur cinq petites étagères : littérature anglo-saxonne, allemande, “nordique” – une brassée d’auteurs aux noms imprononçables – ceux qui se contentent de deux modiques planches : les auteurs asiatiques, enfin un petit meuble à casiers encore, entièrement dédié à ceux qui me ravissent : les poètes et les auteurs de théâtre. On lève les yeux dans la pièce à vivre et c’est un désordre agencé de ceux qui, de toutes tailles, de tous genres – de la bibliothèque verte à Stanley Milgram en passant par les guides touristiques et Tintin au pays des mots, ces vieux bouquins dont on ne peut se séparer, mais que l’on garde en hauteur, près du plafond, debout, tandis que Rousseau avoue sa Faute, allongé par dizaines près des Anges dont on ne sait même plus lire le Matricule. Ailleurs encore, rigides, au garde-à-vous, ceux à la couverture de carton glacé qui s’épaulent encore sur un mur de la chambre, dictionnaires de toutes sortes, là où un bureau, avant, justifiait leur présence. Certains sur le départ. Ne le savent encore. Un déchirement à venir. Et je n’oublie pas l’espace « près-du-lit » à même le sol, sous le lit parfois, quelle honte, ceux qui en cours, ceux qui préférés, le Maulpoix à déguster, les Cahiers de Bassoléa, ceux qui s’empilent parce qu’achetés tout récemment et que j’en aime la couverture et la promesse.

2 – histoire de mes librairies | du flou des souvenirs

Amiens, Librairie Aléatoire
C’était au temps de la vie parisienne et des virées à Amiens| probablement un week-end sans article à rendre sans délai stressant | en mai | direction la baie de Somme et le parc de Marquenterre | on avait marché le long d’un parcours fléché dans une fraîcheur ensoleillée | décidé d’écrire sur nos rencontres d’un jour | portraits de gens croisés dans les bistros sur les marchés | on avait dû pique-niquer d’un sandwich en tentant de reconnaître le chevalier gambette l’avocette la barge rousse | ces oiseaux migrateurs supposés se trouver là à cette saison et nous n’avions certainement reconnu que le héron cendré | parce qu’il rasait les rivières de mon enfance | sur le chemin du retour arrêt à Amiens pour y passer la nuit et promesse du lendemain : la librairie Aléatoire | aucun souvenir de son nom mais c’est celui que je retrouve en effectuant mes recherches | merci Internet | après la cathédrale visitée le matin | photographiée dans ses détails ses rosaces ses sculptures | après les ruelles pavées | la salade dans une brasserie quelconque | on avait pris au plus simple rue Saint-Leu qui nous menait droit à la librairie | je n’ai que le souvenir d’une devanture qui ne payait pas de mine | c’est elle | je retrouve sa photo | on ne peut plus se passer d’Internet alors que la mémoire fout le camp | c’est le souvenir d’un grand bazar où se pressaient toutes sortes de bouquins | un capharnaüm | on plongeait dans la profondeur du bâtiment comme dans des boyaux étroits  | c’est cela l’image que je garde de cet endroit | il faisait sombre ou la lumière était chiche ou je n’y voyais pas grand-chose | et nos pas s’étaient désolidarisés | chacun dans sa travée | vers ses centres d’intérêt | avec ses espoirs de trouvailles | on avait beaucoup parlé avec le libraire toi surtout mais tu parlais avec tout le monde | je n’ai plus que la mémoire des Dieux maudits, de Jean Mabire | parce que je croyais que Stef me l’avait emprunté alors qu’un jour j’en ai retrouvé trois exemplaires : le sien et les deux miens dispersés dans la maison d’alors | et puis aussi ce livre à la couverture cartonnée au titre basique comme Couples d’écrivains ou les Couples fameux de la littérature qui m’avait tenté et que je ne me souviens pas d’avoir lu ni même conservé.

Mende, Librairie Chaptal
elle a changé de nom | quand ? | c’est aujourd’hui Les p’tits papiers | la librairie Chaptal | un « monument » dans la ville | maison de la presse et librairie | il faut s’éloigner de la cathédrale Urbain V | se perdre dans la vieille ville | flâner dans la rue Basse la rue de l’Epine la rue de la Jarretière la rue Droite | je donne tout dans le désordre | je ne sais par où je passe mais je m’y retrouve toujours | librairie Chaptal | le souvenir de Mort où est ta victoire, de Daniel-Rops | ce livre sorti de ma mémoire | à la couverture verte et marron | une jeune femme peinte je crois | dans un bac à livres anciens dehors | que j’avais attrapé incrédule et acheté aussitôt | le roman de mes dix-sept ans | probablement sorti de la bibliothèque familiale | retrouvé ici au hasard de mes promenades après les ateliers d’écriture à la prison ou à la fac | relu dans la foulée | reposé sur une étagère de la grande maison aux milliers de livres | l’ai-je emporté ?

Arles, Le Méjan, Actes Sud
une vieille connaissance | j’y retourne souvent bien sûr Arles n’est pas si loin | le café devant l’enseigne où boire un verre | les rencontres internationales de la photo | des années durant | les affiches de Michel Bouvet | les collections de « magnets » | poivrons pois rhinocéros citron cygne aubergine | dans le désordre des années | et tant d’autres | et donc la fameuse librairie | les canapés où j’ai pu reposer dos et hanches souvent | une grande partie de ma bibliothèque | tous « mes » Henry Bauchau | Nina Berberova | Julien Gracq | Blanchot je crois viennent d’ici et tant d’autres | mais loin de mes livres je n’en retrouve plus les auteurs ni les titres |

Florac, Livre et Lyre
une librairie associative à la vie très brève | début des années 2000 | un fonds récupéré par l’initiatrice du lieu qu’elle voulait alternatif | une traductrice de Pessoa | qui trimballa avec force bras bénévoles des milliers de livres d’une adresse à l’autre | car le lieu changea de rue de bâtiment | la dernière en date dans mon souvenir fragile rue du Pêcher | une pièce tout en longueur des tables au milieu quelques chaises ici et là | j’y a trouvé des Tabucchi forcément et un auteur roumain ? hongrois ? | un roman dont le titre contenait le mot « vin », lu aimé oublié

Florac-Trois-Rivières, La Berlue
depuis les années 2000, la ville a changé de nom | arrivé place de la mairie | il faut aller en direction de l’ancien tribunal de justice |place du palais | on tombe au coin de la rue sur cette jolie enseigne La Berlue | « un nom vieillot, poétique, féminin… » dont on se moque pas mal du sens| une petite librairie foisonnante d’ouvrages triés sur le volet | ici on est rebelle ou on n’est pas | on est exigeant | des auteurs écolos | des auteurs engagés | de petites maisons d’édition mises en valeur sur les rayons | des papiers artisanaux | des carnets des crayons des boîtes | des mètres linéaires de livres pour enfants | des jeux intelligents | et l’accueil de la jeune femme audacieuse qui a choisi ce coin de Lozère en 2012 pour y installer cette librairie indépendante| à chaque virée dans ce coin de Cévennes j’y cours | mes derniers achats parlaient d’ailleurs : Kukum, de Michel Jean, Les âmes sauvages, de Nastassya Martin, Le Divan d’Istanbul, d’Alessandro Barbero.

3 – aller dans le perdu | traces

Les barques photographiées par Mesdemoiselles Mignon et Mespoulet en 1913 | la chaumière du village de Curendalla et son muret de pierres sèches | les huit personnes qui posaient au fish market à Galway | la foire au bétail de Galway | la femme qui fabriquait des franges de châle | la petite maison attenante à droite du château fortifié de Claregalway | la fileuse et son rouet primitif | les deux vieux marins et le jeune garçon de la côte | l’ânier et son âne portant un panier rempli de tourbe | le pêcheur d’anguilles du lac Ree au nord d’Athlon, comté de Westmeath | les inscriptions sur les tombes du cimetière de Glendalough | le charron du village qui préparait les instruments de labour

Ah ! les curraghs ! Ces petites barques primitives faites d’une carcasse de branches de noisetiers recouverte de peau de vache nous auront fait marcher et poser des questions à toutes sortes de gens. Aucune n’était plus visible lors de notre passage, sur aucun point d’eau… Ces embarcations de cuir, de forme très arrondie, utilisées dès avant l’an mil, verront leur peau remplacée plus tard par de la toile goudronnée. Sur la photo de couverture, nous les prenons d’abord pour d’immenses paniers – mais les rames sont là – avec un homme au chapeau melon en partie caché derrière l’une d’elles, posée debout dans l’herbe verte. | Sur la route de Headford à Claregalway, il nous semble reconnaître une chaumière dans le village de Curendalla. Sur la photo originale, on aperçoit le muret de pierre sèche, je me souviens de tous les repérages pour nous persuader qu’il s’agissait bien de « l’endroit ». La chaumière fait partie d’un petit hameau de deux ou trois maisons, on aperçoit une femme et deux petits enfants dans l’herbe, deux vaches nous tournent le dos. Le reste du hameau est en ruine. Mais après discussion avec une habitante, nous restons perplexes. La dame nous renvoie vers Brother Connal qui s’intéresse à l’histoire locale et que nous rencontrerons à 15 h, à la sortie des classes, à l’école du village. Ce monsieur ne reconnaît pas non plus la maison, la topographie des lieux est différente. Il nous apprend que les villages dans le coin et à l’époque de M & M étaient plutôt des towns lands, maisons dispersées dans la lande. | Sur le cliché original, à droite de la photo, un groupe d’une huitaine de personnes dont seules trois n’ont pas bougé. Ce sont les femmes, « moins patientes » qui sont la cause du flou… Une femme toute de noir vêtue, la tête recouverte d’un grand châle, deux hommes chapeautés, l’un porte sous le bras gauche ce qui pourrait être du poisson enveloppé dans un papier journal. Plus loin trois hommes discutent. Les maisons à l’arrière-plan, très grises sous un ciel de pluie, ont changé, mais elles restent reconnaissables. Celle de gauche aujourd’hui à la porte et à la vitrine rouges affichait une cheminée sur son pignon, c’était le lieu d’une boutique qui mentionnait un nom « M. CONNOLLY », écrit ainsi, en lettres capitales.|

4 – le livre moins ce qu’il dit | et ce qu’il dit quand même

Enfance. Elle a son lot de souvenirs ténus. Celui à huit ans de David Copperfield, raide dans sa couverture de Bibliothèque Verte qui illustrait pour moi avant de l’avoir lu la dureté d’une vie. À cause de l’image d’un jeune homme au visage vieux déjà. Et me reste seulement en mémoire la tristesse engendrée par cette lecture dont je ne sais même pas si je l’ai terminée. À l’adolescence se pressaient des titres plus que des auteurs dans la bibliothèque familiale. Le nœud de vipères, Les âmes mortes, J’ai choisi la liberté, Les derniers rois de Thulé, m’attiraient bien davantage que les « classiques » obligatoires des cours de français. Aucune couverture pour décider de leur sort entre mes mains. La tranche seule avec le titre ouvrait un univers. Je les lisais sur les conseils de ma mère parmi d’autres Cronin, Slaughter, Agatha Christie ou Mazo de la Roche, car ma pourvoyeuse de livres avait des goûts plus qu’éclectiques. Aucune poésie là et c’est à l’âge de quinze ans un premier Aragon qui a nourri mes rébellions, ce Roman inachevé à la couverture de glace, blanche et lisse, aux portraits orangé, rouge, rose, noir et blanc du poète, que je lisais entre deux cours, dans la chambre et le silence du pensionnat avant l’extinction des feux, isolée sur les marches du théâtre – laissant à une portée de voix l’excitation ambiante – quelques minutes avant la représentation organisée par une professeure de sport amoureuse de littérature et de poésie. Ces années-là, Aragon, Eluard, Apollinaire, Prévert… tous publiés dans la même collection, donnaient à mes rêves leur consistance, m’ouvraient les yeux et les oreilles. De même que pour Roger Caillois les pierres, les livres pour moi sont « objets de contemplation, presque supports d’exercice spirituel ». Avec chacun d’eux, un temps suspendu avant la découverte. Ici, la couverture glacée suffisait à mon désir, et le poète dont je découvrais quelques mots au hasard des pages emportait ma décision. J’aimais l’odeur du livre, dont je respirais le souffle, l’âme peut-être, en feuilletant l’ouvrage le nez collé aux pages, avant de m’y engouffrer – dire la douceur de la texture du papier sur les joues – j’aimais sa blancheur, j’aimais sa mise en page, j’aimais la rondeur de sa police de caractères – bien sûr je ne qualifiais pas ceci alors – j’aimais tout inconditionnellement (avant de crier au scandale quand les pages se sont détachées d’un bloc au cours d’une promenade, je parle d’Aragon et son Roman inachevé). La collection nrf Poésie/Gallimard, avec cette couverture unique, cette esthétique sobre, des dimensions idéales – les livres tiennent dans la main, dans un sac, dans la poche d’un manteau – il se serrent amicalement sur un même rayon, et parce qu’ils se laissent vraiment découvrir à n’importe quelle page, cette collection a engendré une obsession : en posséder tous les titres. Irréalisable bien sûr. Mais ces dizaines de livres debout les uns près des autres me rappellent chacun une histoire, une discussion, dans une bibliothèque, une librairie, chez un bouquiniste ; le choc d’un nom, d’un titre, ou d’un véritable tête à tête avec un auteur. Et je réalise que personne, non personne, ne m’a jamais offert un livre de poésie.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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