#40jours #34 | laisser passer

il y avait son père à lui mais c’est une autre histoire – ce sont toujours les mêmes histoires racontées, comme on sait, par des idiots – mais il y avait d’abord son père à elle, je crois que du plus loin c’est et ça a toujours été mon meilleur ami (tu te rappelles, les « mon meilleur ami » ou « ma meilleure amie » cette façon qu’on avait de distinguer dans l’enfance les gens qu’on connaissait, qu’on estimait, les frères les sœurs les cousins les cousines et les amis – genre) – c’est un type toujours assez présent, il y a là sa petite boîte en argent, c’était un type gentil à ce qu’il me semblait alors – il offrait des montres, un chronographe longines(c) à mon frère, des petites coccinelles (or points noirs) en pendentifs, les antennes solidaires des élytres s’ouvraient sur le cadran, à mes sœurs, une cortéber(c) carrée à moi – je l’ai perdue quelque part, aux autos tampons de la foire de la Saint-Jean – c’était plus tard, non loin du cirque en dur – il était assis devant la fenêtre, à ce moment-là, dans le salon du rez-de-chaussée de sa maison, rue du Mexique ou de Mexico je ne sais plus elle a changé de nom, il prisait tu sais – il était assis regardait la rue, je devais être chez lui, dehors ça fondait un plomb dans les cinquante cette lumière aveuglante et ça perdurerait jusqu’à cinq ou six heures, et on ne sait jamais si les choses sont vraies ou si on les a inventées, fait surgir au coin d’un souvenir mais elles sont là – ce n’est pas que ce soit de la frayeur, de la terreur ou de l’horreur mais il y avait ce petit cliquetis qui faisait quelque chose comme pour hérisser la peau de la nuque, ce n’est pas de la peur d’autant que lui il lui faisait de la main, ouverte comme ramenant vers lui-même l’air brûlant, il lui faisait le signe de venir, de s’approcher, il devait lui parler en arabe quelque chose et l’autre obéissait peut-être avec crainte, sa venue était toujours précédée de ce cliquetis des petits bouts de métal qui s’entrechoquaient, qui pendaient à son immense chapeau (un sombrero probablement) et des ses multiples colliers de perles ou de coquillages qui lui pendaient au cou, il l’appelait pour lui acheter des glibettes, des petites graines de tournesol peut-être séchées salées en petits paquets faits de papier journal tournés en forme de cônes pointus, il devait les lui demander, lui parlant en arabe et me voyant avoir peur, il avait ce tout petit sourire amusé, j’étais un peu derrière lui qui restait assis et qui, à travers les grilles de fer forgé du rez-de-chaussée tendait une pièce à cet être terrible à qui nous serions donnés ou pire vendus si nous n’étions pas sages, lui bougeait faisait cliqueter ses petits bouts de métal qui entouraient son chapeau de paille donnait peut-être ce qu’il pensait être un sourire, peu de dents du poil noir et hirsute, mon grand-père qui me tend ce petit paquet et qui échange quelques mots – pourquoi ne chantait-il pas, dans mon souvenir ? il partait, chaloupant dans la rue cherchant une ombre et son cliquetis disparaissait avec lui (il en est fait mention dans cette chanson)

c’est une apparition de l’enfance dont on trouvera une espèce de transcription dans cet article qui unit aussi à cette espèce de crainte mais attirante qu’on pouvait percevoir, à ces moments-là, celle éprouvée à l’égard des petits tziganes ou des vendeurs de lampes à pétrole – très probablement cette liberté magique majuscule mâle aussi bien dont ils usaient (il s’agissait plus de types) – plus tard ce serait vers des acteurs du cinéma – admirative cette crainte sans doute mais tout aussi impossible – ou de ces gens de cirque, un peu comme le Zampano qui disait de cette veuve qu’elle « mangeait debout comme un cheval » – une brutale irruption dans les sensations de quelque chose de l’âge adulte sans qu’il s’y trouve trop évidemment de sexualité – ce n’en était guère le temps – cette joie et ce plaisir de manger ces petites graines dont on crachait les épluchures dans nos paumes – la protection de mon ami qui lui donnait des ordres puis de l’argent, viens donne combien ? – l’après-midi, en ville

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

3 commentaires à propos de “#40jours #34 | laisser passer”

  1. Laisser passer le temps de la crainte diffuse dans une journée de plomb.
    C’est là ton savoir-faire, Piero !
    Merci.