#40jours #04 | épouser la surface

©Linda Benglis

Suite à l’apparition du portail, toutes les villas environnantes ont été démontées pierre par pierre de manière à ce qu’on puisse les reconstituer au sol en deux dimensions à partir de leurs propres matériaux, sans retrancher ni ajouter la moindre pierre, afin de déterminer si la roche a une quelconque influence positive sur les rêvoyages. Vue du ciel toute la partie sud de Sauveterre est tapissée de ces étranges puzzles blancs et verts. Dans le plan des chambres et des cuisines, des corps étendus donnent à l’ensemble un air de bas-relief, surtout au soir tombé, quand la lumière dorée de l’axe du sud se souvient du bref coucher de soleil pour de longues heures.

Dans certains espaces — le terme de lieu est inapproprié, trop de paramètres rentrants en ligne de compte qui ne sont pas géographiques au sens propre — on peut trouver le sommeil parallèle propice aux voyages des Corps-songeant, plus communément appelé rêvoyages. Deux personnes côte à côte ou bien éloignées d’une distance indépendante de toute notion métrique peuvent se rencontrer dans un rêve partagé. Ces rencontres sont, à ce jour, intraçables. Il semble également impossible de faire volontairement intrusion dans l’une d’elles. Impossible de débarquer dans le moment de la rencontre comme une armée étrangère ou une cousine de province sans y avoir été préalablement ou simultanément invité. Ce terme, qui évoque les bristols du XIXe siècle, les événements envahissants les réseaux sociaux, les mailing listes, pourrait donner une idée inexacte du processus des rêvoyages. En tous cas, ce n’est pas avec ce genre d’invitation qu’on peut espérer participer à une rencontre entre Corps- songeant, et les arnaques fleurissent dans lesquelles tombent par milliers des gogos en mal de sensation, des âmes désespérées de la perte d’un proche ou encore d’insatiables cliqueurs et cliqueuses de tous âges. Pour qu’advienne la rencontre, la condition nécessaire et suffisante est le désir des personnes à se retrouver en présence les unes des autres. Voilà pourquoi le procédé reste alternatif et s’il intéresse au plus haut point le monde des affaires, il lui reste partiellement inaccessible. Le désir porte à la fois sur l’autre et sur le lieu où la rencontre doit se produire. L’élaboration du lieu est extrêmement délicate et nécessite une mémoire sensorielle pleine de vivacité et de fantaisie. La qualité même de l’air, de ce qui s’offre au regard et aux sens des Corps-songeant plus généralement, est fonction de leur désir et peut s’altérer en un rien de temps (les unités de mesure habituelles de durée sont invalides dans ce processus).
Afin d’optimiser les chances de retrouvailles lors des rêvoyages, il convient de se diriger vers un lieu commun aux deux personnes, idéalement fréquenté, sinon connu, à la même époque. Ce lieu ne peut cependant pas être celui du portail même : du fait des interférences, les risques de confusion et de brouille sont trop élevés. Le parasitage de l’image et du son — sans parler des autres sens convoqués — peuvent provoquer un sentiment d’usurpation d’identité pouvant friser le délire paranoïaque, et, des malentendus inextricables, au sens premier du terme. Il importe également que le lieu choisi soit calme, c’est à dire vide de personnes réelles (occupants éveillés), les interférences créées par leur présence, bien qu’inexplicables à ce jour, n’en demeurent pas moins dangereuses. C’est également le cas des lieux ayant radicalement changé de destination depuis la dernière visite en chair et en os des participant.es (redistribution des pièces avec modification du bâti, destruction pure et simple du bâtiment, coupes claires dans le cas d’une forêt).

Archive Sauveterre — 2018

Mais la condition préliminaire demeure une certaine sensibilité aux sols qui supportent le corps-songeant. En effet, seule la sensation d’un changement contre la surface du dos peut lui faire connaître que le rêvoyage est en cours et, plus précisément qu’il a bien atteint le lieu désiré. Avant tout, il convient d’observer une règle simple dans son énonciation : ne pas se confondre avec le sol. De même que les fesses sont un ornement et pas un coussin, l’arrière du corps-songeant doit se garder de « devenir » le sol sur lequel il s’est allongé. En cas de fusion (imaginaire, mais fusion tout de même), il lui sera impossible de déterminer s’il est arrivé à destination ou s’il est toujours coincé au lieu du premier sommeil. Ce contact initial avec le sol doit s’inscrire avec précision dans la perception du corps-songeant. Sa matérialité : pierre, sol carrelé, herbe… épouse toute la surface de peau qu’il peut offrir. Ainsi, la capacité de détente joue-t-elle un rôle prépondérant dans la qualité du transfert, en augmentant cette surface de contact avec le sol initial et, par suite, la précision de cette perception — il y a plus de bleu dans un mètre carré de bleu que dans un centimètre carré de bleu —. Il faut imaginer à présent un déplacement qui s’effectuerait sur une poutre, non pour un exercice virtuose de gymnastique, mais au contraire dans un but d’efficacité et de sécurité tel qu’il importait aux maçons des cathédrales se déplaçant à trente mètre du sol. Leurs pas étaient glissés le long de la poutre, minimisant ainsi la fréquentation du vide et le risque déséquilibre. Dans le rêvoyage, contrairement à la sensation commune du début du sommeil, on ne « tombe » pas (sans quoi on s’endort, purement et simplement). Si l’on est parvenu à entrer en contact avec le sol du portail, quelle qu’en soit sa nature, on sentira un glissement — sans pour autant avoir l’impression d’être traîné comme un cadavre — et après une séquence, dite « imago », au cours de laquelle se succèdent des sensations indéfinissables, extra-ordinaire, non-humaines, le corps-songeant reconnaîtra le froid de la neige, l’instabilité du sable, le moelleux d’un tapis que son œil a pu contempler un jour, parfois dans un passé très reculé. L’arrière du corps s’agrippe alors à ce nouveau support, comme s’il était doté de petites ventouses à la manière des lierres, et la rencontre peut avoir lieu.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “#40jours #04 | épouser la surface”

  1. C’est ton chantier du moment ? Vertigineux, même si l’auteure entend nous garder au contact du sol. Le ton rend la description de l’experience tellement réelle. Bluffée. Merci, Emmanuelle.

    • J’ai soigneusement retravaillé les écrits de 2018 depuis l’été dernier. Cette proposition des 40 jours est une aubaine pour les retraverser et les augmenter. C’est un chantier en trois parties, trois époques. La dernière est clairement d’anticipation. C’est sur celle-là que je me suis appuyée pour cette proposition. Merci de ta lecture, chère Anne.