#voyages #06 | Happés par la ville

« Des gens vinrent me voir et me prièrent de leur bâtir une ville » F. Kafka Cahiers »

G.P / Au bout du continent, dans ma petite ville protégée par le prépuce du « phallus de roc » (Servat), si je regarde vers l’ouest, j’aperçois l’Amérique – oh, en tout petit -, disons Terre Neuve et les Provinces maritimes, autant dire que je n’y vois que du blanc, de Québec seuls dépassent les toits du château Frontenac ; longeant la côte, vers le sud, je passe à New Bedford, j’aperçois Nantucket où j’ai rêvé de fumer le calumet avec Queequeg ; c’est trop tard, vois-tu ? le Pequod a sombré au troisième assaut du cachalot blanc, il n’est resté que le cercueil auquel se cramponne le doux Ishmaël, le rejeté, the castaway, c’est une obsession, chez moi, castaway, comme je me suis rejeté moi-même vers cette contrée pointée à l’ouest, sans même être allé à New York, la ville monde où brûlèrent les milliers de chandelles fleurant bon l’huile de baleine. / Ici, à Douarn, je me sens proche de ces bateaux, de ces poissons que je peux voir tous les jours à la criée, de ces pêcheurs qui haïssent la mer, avec lesquels je vide des chopines de rouge dans les bistrots du port, comme aujourd’hui avec toi qui préfères le whisky tourbé. Je n’ai jamais pris de bateau, un ferry, peut-être, pour aller au nord, pour un saut de puce dans cette espèce de supermarché flottant qui fait des affaires avec les amateurs de produits détaxés, jamais pris de paquebot sinon celui du Partage de Midi que j’avais travaillé… il y a longtemps. / Ici, à Douarn, il m’arrive de rêver de voyages, de milliers de… contes, kilomètres, villes insolites, frères humains croisés, hôtesses accueillantes, mélopées raboléroveliennes… maintenant tu es là, dans le Finistère qu’on ne peut plus quitter sans risquer la noyade, je compte sur tes mots, mais n’oublie pas, ici ou là, parle-moi aussi de la colline de Chaillot.

J.G. / La ville neuronale / La ville semble un assemblage d’étoiles vers lesquelles convergent cinq à huit avenues, telle une chaîne de polymère, tel un réseau neuronal dont les axones se rassemblent, se frottent, se croisent, se recoupent, pour rejoindre d’autres places rondes, dessinent un circuit de constellations rassemblées en un cosmos complexe. Les avenues sont parcourues par des tramways de toutes couleurs, guidés par un monorail. Dans le 66 qui me conduit à la visite médicale, mon voisin de fauteuil m’explique l’importance de ce rail central aux multiples fonctions : électromécaniques, électromagnétiques, porteur d’énergie, d’informations, transmetteur sonore, mémoire inépuisable disponible en permanence… Ce voisin porte régulièrement à son oreille un petit parallélépipède (7x 15 cm environ) et m’interroge : « êtes-vous connectés vous aussi ? ». Je comprends mal sa question… « Il suffit que je sois à moins de cent mètres du rail qui nous porte actuellement pour pouvoir émettre et recevoir des messages avec tous les autres habitants. C’est un téléphone portable, un mobile ». Fort étonné, je ne peux que lui répondre que ce progrès extraordinaire ne manquera pas de gagner nos contrées. / Sur toutes les places rondes  (un plan simplifié, en compte une trentaine), un édifice central, rond, lui aussi – me fait penser au cirque d’hiver de la rue Amelot – surmonté d’une sphère, genre de mappemonde éclairée de l’intérieur par des spots versicolores, côtoyée par un écran géant. Affiche en temps réel, et en caractères gothiques SANS, le nombre d’habitants suivi de chiffres dont la signification m’échappe. Je me perds en conjectures quand je dois descendre pour gagner le Bloc 7.

G.P. / A Douarn., j’ai retrouvé mon audition d’enfant. Le moindre friselis dans les branches, le roulement continu de la marée montante ou descendante, les cris de la rue, bretonnants ou bredouillants – souvent les deux au sortir des bars – les moteurs des bateaux de pêche, les conversations sous les porches aux retours de mer ou du marché. / Dans la ville que tu me décris, je n’entends rien, malgré tramways qui, probablement, ferraillent, les places rondes où se réunissent les habitants, les vacarmes des rues comme je viens de les évoquer… / Ces téléphones mobiles omniprésents doivent provoquer des qui proquo, des interférences entre conversations, voire des troubles à la tranquillité des voyageurs cherchant à se consacrer à la lecture ou à l’étude… De plus, cette interconnexion généralisée permet un contrôle de la population en espace, temps, voire pensée…Toutes choses dont je me suis éloigné en quittant Paris pour m’arrimer ici.

Tu as entendu tout cela ?

J.G. / La ville jacassante.« … . Je traversai, longeai l’édifice central dans lequel semblait se dérouler une sorte de compétition sportive ponctuée de cris, de hurlements joyeux, et de roulements sourds (tambours ?). A l’entrée se pressaient des habitants habillés de survêtements de couleurs ; tous affichaient leur numéro épinglé sur leur poche de poitrine. »

Je prends ma place en queue de file. Mon costume de bon faiseur me fait repérer comme étranger, mon numéro à 7 chiffres paraît rassurer les plus curieux, certains m’adressent la parole dans une forme d’Esperanto que je m’étonne de comprendre, encore plus de parler. Au fur et à mesure que j’approche de l’entrée, le bruit des cris et des sourds roulements se fait de plus en plus fort ; au vu de mon numéro, contre dépôt d’une pièce de 2,5 dollars (à l’effigie de l’Indien coiffé de plumes), les vigiles me laissent entrer. / Après un bref couloir-entonnoir, je pénètre dans une immense salle de bowling où le fracas des boules sur les pistes, les chocs contre les quilles, les cris d’enthousiasme des spectateurs deviennent assourdissants. Un guichet propose des protections audio de type casque pour bûcheron. Les scores sont très élevés, des acclamations accueillent les « strike » qui se succèdent ; un haut-parleur annonce de nouveaux records, un écran affiche les noms des champions ovationnés par un chœur aux limites de ses possibilités vocales. / Ce pendant, je ne manifeste aucun enthousiasme, ce qui provoque l’intervention d’un homme d’âge en survêtement blanc. Il m’interpelle : « Vous êtes étranger, sans doute… ? » / Je lui décris mon rôle d’enquêteur, il propose de m’expliquer la fonction du jeu auquel j’assiste. / « Toute notre société est hiérarchisée en fonction des scores obtenus dans les divers cirques des places rondes. Nous vivons ici en ludocratie où chacun peut espérer se hisser aux plus hautes responsabilités par son classement sportif ; actuellement, le bowling a été plébiscité au Parlement des Anciens, le choix est fait pour dix ans, mais la fonction cathartique de ce jeu est telle que je ne prévois pas de changement. Ici, tel Sisyphe, chacun lance sa boule qui lui revient après avoir balayé les obstacles, il recommence, et comme l’a dit un de vos philosophes, il faut l’imaginer heureux. »

– Et vous-même, qui êtes-vous ?

– J’étais l’un d’entre eux, le meilleur, pour un temps.

G.P. / Au cours de mes rares voyages, j’ai toujours aimé apercevoir les villes.

Certaines se cachaient, se protégeaient derrière des remparts, Carcassonne, par exemple, que je contemplais en descendant des plateaux centraux ; Ségovie, discrète derrière son aqueduc romain ; Avila, jaillie de la Castille nue, cernée de murailles parfaites ; Avignon dont les murs ont gardé un pape en otage. / Ailleurs, ce sont les cathédrales, de Bourges, Chartres, Beauvais… qui m’annoncent au loin la présence des villes  qui les entourent, / ou bien approchant de nuit d’un aéroport, l’avion autorise un coup d’œil sur la ville qu’il dessert, sous l’aile inclinée, j’apercevais alors le jardin fleuri des lucioles urbaines dessinant rues, avenues, places illuminées, / ou bien, de la fenêtre d’un quatrième étage, observant les éclairs bleus d’un orage d’été sur les toits de Venise, je craignais qu’une foudre jupitérienne n’abatte le campanile, survivant, reconstruit, offrant une cible parfaite aux colères célestes, / ou bien grimpant et descendant les rudes pentes de Lisbonne ou Porto, je songeai qu’il me faudrait, un jour, me perdre dans les ruines de Rome aux sept collines, / ou bien revoyant ma vie d’avant, je me rappelais la fenêtre d’une chambre sur les hauts de Montmartre d’où regarder, selon des rhumbs opposés, la blanche pâtisserie byzantine ou le phare de la Tour Eiffel.

Seule Paris m’a longtemps enfermé, je m’en suis sorti comme on s’arrache d’une défroque trop étroite, je suis arrivé ici nu, bourré de nostalgie dont les mots transpirent de mes bouts de papier.

J.G. / Le labyrinthe / Je m’appelle Jacques Revel. En 195…, j’ai été envoyé en Angleterre par un écrivain français, pour « parfaire mon Anglais ». Il m’avait trouvé un emploi subalterne dans un bureau de B…ON, grosse ville industrielle des Midlands. Il me demandait simplement de tenir le journal de ma vie sur place, en suivant à ma guise mon emploi du temps. Je terminais un cycle universitaire et j’acceptai ce passage à la pratique qui me serait utile dans l’avenir. /Cette petite aventure devait durer une année, elle s’engagea assez mal, j’arrivai de nuit dans une gare où n’attendait ni correspondant ni taxi, je perdis mon temps à chercher un hôtel, m’égarai dans les rues inconnues et finis sur un banc de bois dans la gare où j’étais revenu. Je découvris l’autre gare – la bonne – le lendemain. Je commençai mon travail, connus mes premières affres langagières, logeai dans une triste chambre sans une table où rédiger quoi que ce soit.

La ville est immense, la recherche d’une meilleure chambre m’épuise, je me perds dans des quartiers de pauvres maisons mitoyennes alignées sur des kilomètres. Progressivement, grâce à une relation de travail, j’explore de nouveaux secteurs, je visite les églises, je découvre les restaurants, bois un verre avec un inconnu… Je prends quelques notes mais ne rédige rien. Je fais des progrès linguistiques, ce qui m’ouvre des horizons, presse, cinéma, musées. / Le climat de B…ON est épouvantable, un brouillard jaune brun colle aux vêtements, la pluie est si fréquente et violente qu’il m’arrive de renoncer à sortir. Je finis par trouver une chambre plus agréable, je peux commencer à écrire mon journal, à cette fin, j’achète une rame de papier et un plan de la ville, ma conversation avec la charmante jeune vendeuse se prolonge, elle me fait développer le petit cercle de mes relations, je suis invité dans sa famille et fais alors connaissance avec sa sœur tout aussi séduisante. / Mes premiers essais de rédaction m’obligent à un difficile effort de mémoire car le temps a passé depuis mon arrivée, je m’y attache dans la certitude que cette tâche se révélera vite impossible. / Dans l’intervalle, j’ai lu un roman policier dont l’énigme se situe dans la ville ; par hasard, je lie connaissance avec l’auteur qui semble régler ses comptes avec B…ON qu’il déteste. Je partage cet avis, soupçonne un lien entre réalité des événements dramatiques évoqués et fiction mise en scène par l’auteur. Dans mon journal, je tâche de rendre aussi juste que possible ma perception de la ville, je ne parviens à lui trouver aucun attrait, seule ma relation avec les deux sœurs m’apporte réconfort, bien que j’hésite entre elles, ce qui me conduira sans doute à un échec sentimental./ Au fil du temps, dans la presse, je lis régulièrement des comptes-rendus d’incendies dont certains, en particulier celui d’un restaurant où j’ai mes habitudes, ou celui d’une attraction foraine bien connue, m’intriguent. Je tâche d’évoquer ces faits-divers dans mon journal, je me demande si mon écrivain commanditaire sera sensible à ce quotidien que la ville produit volens nolens. / La chronologie me pose des problèmes, j’ai peur, en évoquant tel ou tel événement que mon retard de relation l’ait, entre-temps, rendu sans intérêt, des questions se posent à propos de ces incendies, à propos de ces fêtes foraines qui tournent autour de la ville comme pour l’emprisonner, à propos d’un crime bien réel ayant peut-être inspiré mon auteur de polars. Cette ville se cache, où je ne suis qu’un témoin étranger qui, peu à peu envahi par une foule de soupçons se transforme en enquêteur. Des faits nouveaux surviennent, prolongent-ils un passé entraperçu, ou bouleversent-ils des conclusions tout juste ébauchées ? Tel Achille ne pouvant atteindre la tortue, je sens que je ne pourrai jamais rattraper la ville dont le labyrinthe m’oppose à chaque instant chausse-trapes et culs-de-sac devant lesquels je recule, incapable d’en tenir clairement le récit qui s’achèvera avec mon départ.

Mon commanditaire est très satisfait de mon journal. Pour lui, le mélange de temps et des lieux de la ville, la tentative concrète de saisir par écrit le réel fût-ce a posteriori lui donne matière à penser, à écrire à son tour. Quant à Jacques Revel, qui achève son année, s’apprête à sauter dans le train, dans quel sens comprendre son sentiment d’un « impossible retour » ?