
Alba ne me répondit pas. Elle me regardait avec ses yeux de boutons sous ses cheveux de laine brune, sa jupe à carreaux avait un accro de plus. Nous avions couru dans le noir, de muret de pierre en clôture barbelée, parfois des ronces et des barrières à escalader, évitant les maisons et les fermes pour ne pas risquer de faire aboyer un chien. Bien souvent, le sol gorgé d’eau s’enfonçait sous nos pas, avalait les chaussures et ne les relâchait qu’en faisant un horrible bruit de succion et ralentissaient notre marche. Maintenant nous étions accroupies à l’abri d’un gros rocher, plus très loin de la plage, il coupait un peu le vent humide et froid qui s’était mis à souffler à nouveau après une accalmie au coucher du soleil. Il soufflerait sûrement toute la nuit, comme d’habitude. Nous avions froid. Le rocher derrière nous était glacé, sec, rugueux et couvert de taches plus rugueuses encore sous nos doigts écorchés qui devait être des lichens. Heureusement, pas la fourrure humide d’un phoque. Ce n’était pas un selky. Nous nous détendîmes un peu. Le vent se mit à souffler plus fort, je serrais Alba contre moi, le vent nous refroidissait, mais il chassait aussi les nuages et laissait parfois passer quelques rayons de lune. Les gens qui nous cherchaient étaient rentrés chez eux, nous n’entendions plus leurs cris et leurs appels. Qu’ils rentrent, nous, nous n’allions pas rentrer, nous n’allions jamais rentrer, jamais plus vivre avec mon père qui avait tué Bobine pour le repas de Pâques. Je ne suis qu’une petite fille mais je ne suis pas bête, tu sais Alba, je sais bien que mon père doit tuer des agneaux pour les vendre et pour les manger. Même si je n’aime pas ça, je sais bien que c’est comme ça. Mais pas Bobine, il n’avait pas le droit de tuer Bobine. La marée descendait et bientôt, les rochers seraient au sec, nous avons jeté un œil prudent au-dessus de notre caillou. Le ciel était épouvantablement charbonneux et bas, la lune avait disparu derrière un nouveau banc de nuages. La plage n’était pas loin, nous entendions les vagues, les cailloux rouler sur les rochers, sur les autres cailloux, l’odeur des algues, l’humide qui nous refroidissait encore plus. Sur les rochers et sur la plage, je savais que nous trouverions des coquillages, de quoi manger. Nous avions faim, surtout Alba qui avait toujours faim. Mais nous voulions attendre que la lune nous éclaire à nouveau avant de descendre jusqu’à la plage, pour vérifier qu’il n’y avait pas de selkies. Alba avait peur des selkies, tous les phoques pouvaient être des selkies, on ne pouvait pas savoir. Alors nous nous serrâmes l’une contre l’autre en attendant que le vent chasse les nuages. N’aie pas peur Alba, je suis là, ne t’inquiète pas, on va bientôt trouver à manger
Codicille :
Mow est toujours la personnage née dans le cycle LVME, petite fille elle vivait avec son père sur les îles Shetland. Les selkies sont des créatures du folklore des Shetlands, phoques qui peuvent quitter leur peau marine et se transformer en humains, hommes ou femmes. En général ils vivent en bonne entente avec les humains sous leur forme terrestre mais aspirent toujours à endosser à nouveau leur peau de phoque et à retourner vivre dans la mer. Je ne sais pas encore pourquoi Mow a peur de ces créatures plutôt amicales, il faut que j’y réfléchisse, mais je sais simplement que ça m’arrangeait ici qu’elle en ait peur : la faute à la proposition ! ;-)
Chaque nouvelle proposition de Boost ou les autres projets d’écriture en cours (carnet de voyage aux Shetland à suivre sur le site des Enlivreurs : https://www.les-enlivreurs.fr/category/voyages/shetland/ ) me permettent de faire un peu mieux connaissance avec Mow. Pour l’instant je ne fais qu’accumuler de la matière, beaucoup de textes autour du même personnage, du thème des îles, du souvenir, de la famille, un peu aussi de la photo. Déjà l’envie de les rassembler, mais pas encore de fil pour les y accrocher.
P.S la photo n'est pas une photo des Shetland, je n'y suis jamais allée, mais une plage de l'île Arran, "pas trop loin", déjà l'Écosse au moins... Donc aucune garantie d'authenticité géologique quand à la nature des cailloux sur la plage ;-)
Ces deux personnages sont très attachantes, on se demande bien ce qui va leur arriver entre légende et réalité. Je découvre cet univers avec beaucoup de plaisir et de curiosité . (photo magnifique y compris dans ton blog ).
Merci pour ces partages
Merci à toi pour le passage et la lecture. oui, moi aussi je me demande bien ce qui va leur arriver à ces personnages, surtout à Mow. Mais j’ai confiance dans les propositions de François pour les guider, pour l’instant c’est une méthode qui leur va plutôt bien 😉
J’ai eu des résonances avec des contes, la fugue, la colère envers le père, j’ai aimé les deux personnages, l’île m’a évoqué ce film que j’ai vu : ‘soudain seuls », les images sont de suite venues à mon esprit, merci Juliette.
Merci de ton mot, c’était un peu l’idée d’aller vers les contes, l’enfance avec la colère aussi. Quant à l’île, le paysage est très typique et spécial, herbe, pas d’arbres, moutons et la mer jamais très loin, plages de sables ou de cailloux de différentes couleurs puisque l’histoire géologique des Shetland est passionnantes, elles sont sur une faille un peu à la manière de l’Islande (mais en plus calme) ce qui donne des roches très variées et un relief pas toujours doux. Histoire tout court également puisque question légendes et créatures fantastiques, on est entre la Scandinavie et l’Ecosse, un mélange à eux génial à découvrir.
Quant au film dont tu parles, je ne l’ai pas vu, mais lu le livre d’Isabelle Autissier dont le film est issu. Pas objective avec Autissier, j’adore sa façon de parler de la mer, suis fan depuis le Vendée Globe et ensuite ses navigations en Antarctique… Côté bouquin, bien apprécié aussi son histoire de Kerguelen
belle ambiance de fuite en avant avec le froid et le vent de la mer qui se renforce et nous glace aussi…
des images me sont revenues et j’ai pensé à Bouvier avec son magnifique « Journal d’Aran et d’autres lieux », tu le connais peut-être ?
Oui, dans le gros bouquin Quarto de Bouvier, il y est le journal d’Aran, juste après « Dans les brumes de l’île du whisky », lue et relue pour le voyage de Blaise (et pour le plaisir). Pas encore plongée dans les textes d’Irlande, trop peur de ne plus pouvoir en sortir alors que je suis encore en Écosse….
En tous cas, bien contente d’avoir su créer une ambiance et merci pour ton passage.
Pour en revenir à Bouvier, je viens de ressortir le bouquin qui n’est jamais très loin, et frappée par le titre « Le dehors et le dedans », lui aurais piqué ces mots que j’utilise pas mal dans les petits textes de mon blog sans m’en rendre compte ???
Merci Françoise et Juliette pour ces conseils de lecture !!! Je prends !
Merci pour ce beau texte Juliette, qui ramène avec lui les parfums, les paysages, le vent et les êtres fantastiques du Nord!
Merci à toi pour le passage par chez moi ! Motivée par tes remarques, ça m’aide à me décider pour la 11bis, pas impossible que les êtres fantastiques du Nord y pointent à nouveau un bout de nez, de museau, de nageoire ….
Merci du coup de main
J’aime beaucoup cette tension entre une fugue d’enfant et un projet plus sérieux de réelle fuite… le tout tendu par les voix d’adultes qui ne cherchent plus
Merci, ça encourage, et ça oblige : vais essayer de garder cette tension pour la suite 😉
je viens de lire ton texte et comprends mieux la dernière réponse que tu m’as envoyée. En tout cas, les personnages sont là et le décor bien planté. Et cette idée de progresser en écriture en essayant d’en savoir plus sur son personnage inventé, comme s’il donnait la main et guidait son auteur.rice, me fascine décidément toujours. Les ateliers d’écriture sont de bons laboratoires pour creuser les projets personnels. Le déclic du fil conducteur ne devrait pas tarder 😉(j’adore la photo)