hors-série #2 | la lampe

Elle est toujours posée sur la table. Parfois isolée, souvent entourée d’autres objets, vis-à-vis desquels elle occupe une place antérieure, prééminente: à fois la première et la dernière. Elle est l’objet qui restera quand tout ce qui encombrait la table aura été débarrassé. Aux côtés du chat, lui-même quelquefois assis sur la table, elle apparaît de taille modeste, petite comme une lampe de chevet. C’est une simple lampe en verre épais, présentant une continuité de matière entre le pied bombé et l’abat-jour de forme conique arrondie. Sa silhouette dodue s’apparente à une sorte de champignon féminin, lampe enfantine par sa naïveté, sa gaieté, caractère dû surtout aux points colorés qui la constellent sur fond de peinture opaque blanche. Allumé, l’ensemble s’éclaire en traversant les points, translucides, multicolores, nuancé chacun soit en vert d’eau, soit en vert grenouille, en jaune paille ou en jaune poussin, en bleu lavande, en rouge, rose pâle, ou orange. Entre les points lumineux le fond mat paraît alors plus sombre. Espacées en motifs réguliers, des gouttes en corolle autour de certains points forment des fleurs stylisées aux pétales de couleur unie. Ces fleurs rondes accentuent l’impression de manège des points colorés, comme si les fleurs entraînaient en tournant la lumière pourtant statique mais diffractée ainsi en une centaine de points et une dizaine de fleurs, pourvues chacune d’un cœur de couleur différente de celle des pétales. Chaque fleur, moulin individualisé : jaune à cœur orange, verte à cœur jaune, mauve à cœur rouge, etc…Les points de la lampe sont vivants, ils diffusent une ambiance discrète et mutine, une lumière de veille insuffisante seule pour lire ou écrire mais propice à une impression de bien-être, de chaleur encourageante, d’un petit foyer tenant lieu de feu de cheminée symbolique en l’absence de feu réel. La douceur de la lampe douillette se confirme au toucher : sous le doigt caressant les perles de verre encastrées sur l’enduis qui recouvre sa surface, on imagine un subtil langage en relief, un Braille propre à la lampe que lirait le doigt glissant sur les lignes de points en oblique, à l’horizontal ou en vertical, s’attardant et tournant sur l’efflorescence lisse des pétales plus allongés. Dans la journée, la lumière s’infiltre de l’extérieur vers l’intérieur de la lampe éteinte, qui d’éclairante devient éclairée. Inversion du dedans-dehors incitant à se pencher au-dessus de la lampe, en plongée kaléidoscopique. Émerveillement de l’intériorité sans finesse particulière, aussi solide et stable que l’apparence extérieure. Simplicité de pâte à modeler, chapi-chapo de fleurs comme des yeux étonnés, un vitrail d’innocence tout en rotondité, sans angle coupant. A l’ombre, la lampe juvénile semble dormir dans sa dominance de fond céruse, les nuances entre les couleurs s’atténuent, ce ne sont plus alors que points d’émail brillants, bijoux fantaisie, sans caractère précieux autre qu’une proposition de délassement de la pensée. La lampe est reposante, relaxante: un seul regard posé sur elle suffit à se déprendre des pensées retorses, de la mentalisation nocive, des élucubrations stériles. Elle incite à une saine simplification de l’existence. Son caractère fiable, pas compliqué, rassurant, est une secrète injonction à imaginer chaque point lumineux comme un souvenir heureux. Une passoire à petits bonheurs ne retenant que les nuances lumineuses des êtres et de leur passé, un filtre salvateur des pensées où ne décantent et tournoient comme dans un entonnoir à rêves que les songeries les plus bénéfiques, écartant les franges ténébreuses de la conscience, le limon non résilient. Présence d’appui de l’âme, la lampe est une compagnie d’intimité. Elle est la seule que j’allume quand, rarement, je me lève la nuit. Ce n’est pas un fétiche mais une sorte de totem intérieur, pacotille précieuse pour moi seule, objet transitionnel au sens de Winnicott, que je continuerais sans doute à voir en moi-même si je devenais aveugle. Un éclairage interne, une lanterne symbolique, prismatique, une membrane transcendantale (c’est-à-dire condition de l’expérience possible) pour moi. Elle délimite mon champ d’appréhension du monde, la visibilité potentielle qui est la mienne, détermine ma vision singulière de dilettante, outil de discernement de faible puissance, mais d’embellissement de mon horizon. Repère d’enluminure dans la fugacité du présent comme si chaque instant accédait à travers elle à l’évanescence d’un incunable, elle constitue la note d’allègement indispensable, antidote à l’esprit de lourdeur et de sérieux. Elle rappelle à la fluidité vitale ce qui pèse et plombe, la dimension figée et donc mortifère de toute pensée écrite, fossile décoloré toujours à ranimer, à relancer. La durée de vie limitée de l’ampoule dans son ventre intègre l’idée d’impermanence de toute source de chaleur et garantit contre l’illusion d’une quelconque importance de mon activité. Elle nimbe ainsi de modestie et humilité ce que j’entreprends sous son égide, de bien peu de valeur pour tout autre que pour moi-même. Ce petit daïmon lumineux ne revêt qu’un statut affectif privilégié, attachement lié à sa fréquentation quotidienne prolongée. Tel un double neutre, idéal, la lampe lirait les mots en même temps que moi. Ses points comme des yeux retiendraient, parfaitement photographié, ce que je vais bientôt oublier : ce serait le fantasme d’une mémoire virtuelle d’une infaillible liseuse. Elle ne serait jamais encombrée par ce qu’elle aurait emmagasiné, elle saurait digérer, assimiler aussitôt ce que ses yeux auraient absorbé pour renouveler toujours son regard et se projeter vers le non encore créé, le futur incolore et informe. Sa seule présence colore les mots, atteste de leur caractère vivant, insuffle l’énergie créatrice, le courage d’inventer sans se laisser paralyser ou intimider par l’inatteignable exhaustivité du réel. Elle souligne par la multiplicité de ses points l’infinie variabilité, l’inconstance, et la partialité de ce que je peux en saisir, dimension dérisoire qui ne doit malgré tout pas m’en détourner. Ne pas me focaliser sur la fausse gravité de mes appréhensions, de mes scrupules, et tant pis pour ce qui est perdu, ce que j’ai laissé s’échapper par manque d’attention, paresse, coupable inadvertance. Les erreurs s’effacent, semble signifier la lampe magnanime. Continue à rater mieux. Concentre toi sur les moments précieux comme autant de cocktails dont s’inspirerait un mixologiste confirmé pour en inventer d’autres, dans une recherche relancée de saveurs inédites, de fruits rouges et d’agrumes, de rayons verts et de rivières, de violettes et de menthe, de coquelicots et de marguerites, de roses et de pissenlits, de moulins à vent et de pamplemousses…Tout ce qui reste à mettre en mots dans le shaker des points lumineux de l’existence…Ils nous font bien signe de leurs constellations. Nous nous illusionnons sur nos critères de sélection, le plus souvent les points lumineux des mots s’imposent à nous, sans que nous les ayons choisis. La dimension de joie l’emporte dans ce constat de ce qui s’échappe de lumineux manqué. La lampe semble conseiller de se réjouir de ce que nous avons raté, de ce que nous ratons, de ce que nous raterons, incarnant le quand même, pétillant, décisif. Intangible halo protecteur contre la froideur nocturne, le pessimisme empreint de gravité. Témoin lumineux par excellence, elle active la polarité créative qui sauve de l’amer, du ressentiment, de tout ce qui assombrit, servant de guide intérieur pour dépasser ses entraves, aller de l’avant, s’extraire de sa nuit. Se propulser dans le passage de relais des mots à transmettre. Dans chaque point de verre, une ou plusieurs bulles allumées, se calfeutrent dans leur irrégularité. On dirait des extraits microscopiques d’une rivière que la glace a figée, teints par une pipette malicieuse. En se rapprochant, l’œil perçoit dans leur fluorescence plus de ressort. Aucun point n’est identique à l’autre. Ils se côtoient comme les monades lumineuses qu’ils sont. Les couleurs chaudes dominent. Les autres, parsemées, attestent d’une variété réitérée, perles anarchiques entre lesquelles le regard circule, toujours plus étonné de ce qu’il découvre en avant de lui-même. Hypnose ponctuelle des rainures de vernis. L’espace interstitiel permet d’ondoyer librement, quant à l’intérieur de la lampe, les points amoncelés comme des petits pois tombés dans des pots de peinture et légèrement écrasés, négligemment jetés, collés à la surface, lévitent tels des vitraux sur la coupole à l’intérieur d’une église. Un petit temple intime où l’on rendrait un culte païen aux couleurs, à leur miroitante diversité, une enclave antimorosité, anti-uniformité. De prés encore, d’imperceptibles fissures, ridules apparues sur le fond céruse, prémices de craquèlement qui finira par s’imprimer au sein de cette apparente robustesse, à ce leurre d’équilibre. Aux yeux indiscrets, les bulles confidentes gardent leurs secrets. Retombée de la traversée cartographique d’un feu d’artifices, je m’éloigne à regret de la transparence colorée des pastilles, éteins la lampe et sors.

A propos de marion lafage

J'aime nager au milieu des autres écrivants en essayant de ne me baigner jamais dans le même fleuve de mots. asso: Mots et Rhizomes. D.U. Aix-Marseille 2017 Animateurs d'ateliers d'écriture

2 commentaires à propos de “hors-série #2 | la lampe”

  1. Très beau. Un portrait intérieur tout en rondeur et une pincée de fantastique pour épice. J’ai beaucoup aimé.