# P8 À table

Tu n’as pas relevé la tête. De l’assiette encore tu es penché sur les miettes imbibées de jus de viande. À la question tu te tais et c’est peut-être encore celle que ton père te posait déjà qui reste en suspend dans ta nuque endurcie. Comme tes avants-bras par endroit écorchés des ronces et musclés du bois coupé, du marteau et de l’attelage des machines au tracteur. Reitérés. les gestes. Se baisser. S’abaisser. Il n’y a pas le temps et ce n’est jamais le lieu. D’en découdre. Avec lui. Et tu aspires le pain de sauce que tu ne reconnais pas. Le goût. Tu avais le goût avant. de t’en aller à la porte ce n’est jamais arrivé et pourtant tu sentais très fort ce grand écart possible. Plus grand écart que d’emboutir tes pieds dans les godasses défaillantes aux talons, négligées par l’empressement d’aller ici puis là-bas sur graviers, dans boue ou dans merde. Ce n’est pas reluisant tu le sais, ce n’est pas décent tu le sens dedans et ça remugle de l’intérieur cet âpre colère qui se colle dans la gorge, le ventre lesté. Par-devers n’existe pas, pris au revers de tout il te semble. Ce n’est pas d’ici et de maintenant, c’est bien une chose qui grossit et qui t’obliges, même dans la marche au plus petit sentier, même dans ton lit pourtant dans le courant d’air. Tu ne sais plus d’où cela vient, cela a toujours été là, cette empreinte boueuse dans ton buste, à l’intérieur.

A propos de Marion Dulon

Entre mots et images et éducation spécialisée, tentative de passerelles. Toujours encore écrire et questionner le faire écrire.