Ma vengeance et moi on l’attend dans le funiculaire, on sera là quand il va vouloir remonter vers sa demeure de bourreau. Cette place de guichetier, on l’a obtenue en récompense d’une carrière à ployer l’échine, à jamais broncher, à jamais revendiquer rien, à accepter les heures mal payées, les horaires modifiés sans prévenir, toujours tout encaissé, surtout la faiblesse du salaire. Ça a coûté auprès des collègues, m’ont appelé « le jaune », mais toujours dans mon dos, jamais devant, par égard à ce que subi pendant les militaires. Condescendance et pitié. Bien caché notre jeu. Patience, on l’a tellement attendu, pensé, imaginé, rêvé son retour à lui. Alors, avec ma vengeance, on s’est réchauffé l’un l’autre dedans moi, tout contre mon cœur. Elle m’a conseillé de le demander ce poste sur la ligne du belvédère. Aucun problème pour les chefs; ont sans doute pensé qu’un écrasé comme moi conviendrait bien sur cette ligne qui monte au quartier des bourgeois. Pas de risque de me voir débrayer par surprise ou arriver en retard alcoolisé pour prendre mon poste ou encore de m’entendre entonner l’Internationale ou insulter mes passagers. Bravo pour vos états de service ! Avec ma vengeance, ça nous arrangeait bien parce que sa demeure à lui, elle est sur la place, tout en haut des escaliers, juste à côté de la gare où on travaille. Personne ne peut nous échapper, même ceux qui montent par les escaliers, on peut les voir à travers le grillage qui longe la ligne. Nos allers-retours à longueur de journée, à peine arrivé, le funiculaire redescend puis remonte même vide. On a même la vue sur toute la baie du port. On les voit les cargos à l’ancre, les hydravions ; il peut pas nous échapper. Dans le funiculaire, je suis la présence qui rassure le bourgeois et le touriste, encore un bourgeois mais venu de loin pour le paysage mais surtout pour les sirènes. Je fais payer les tickets et en cas de problèmes je préviens, avec mon téléphone, le bureau. Je peux gérer une immobilisation ou un incident. Bravo pour vos états de service ! Avec ma vengeance, je l’ai dans mon corps ce funiculaire, les grincements de la crémaillère, les craquements de la carcasse, la chaleur du soleil d’hiver sur les vitres, les gouttes de pluie sur la ferraille du toit, le courant d’air qui s’engouffre quand dans la touffeur de l’été on laisse les portes ouvertes. Certains font le voyage juste pour profiter de ce frais. Il ne peut pas nous échapper, on l’attend Avec ma vengeance, on veille à ma santé, je marche, je ne bois pas, je ne fume pas, je veux vieillir longtemps, longtemps pour l’attendre lui. Elle m’autorise parfois un de ces thés aux herbes des plateaux, dans un de ces bars à sirènes. Là, on rencontre les anciennes, les anciens, avec les leurs de vengeances, mais aussi leurs rancœurs et leurs haines. On discute de l’autrefois, de celles et ceux qui ont fini avec la poiscaille. On discute comme comploteurs d’avant. Le matelot est devenu capitaine au long cours, le ramasseur de guano est devenu patron de chalutier en haute mer, la Sirène est devenue serveuse, le cuistot, son patron et son mari. Guichetier, je suis resté guichetier. Nos vengeances elles s’affûtent, s’aiguisent, s’exaspèrent pendant nos parlottes. Pour nos fantômes, elles réclament le goût et le rouge du sang, les cris et les larmes de la douleur. On sait qu’elles n’éteindront jamais la violence de leur arrachement à nos vies. Elles sont incapables de combler la totalité du vide en nous de nos fantômes. De ça elles sont nées nos vengeances. À cause de il. Entre nous, il est devenu le congre. C’est le patron pêcheur qui l’a surnommé ainsi. Trop d’honneur. Si la justice était passée, sa responsabilité reconnue et une condamnation pour crime contre l’humanité prononcée. Mais nous, les rescapés des années sombres, on a que nos vengeances pour espoir de justice faite. Nos vengeances, elles se sont tournées vers l’appel aux puissances anciennes des plateaux. Après plusieurs années, les plus fortes, nous ont fait nous initier, la sirène, le pêcheur, le marin et moi à la voie des animaux. Après avoir passé des jours et des nuits avec les habitants des plateaux, nos vengeances savent désormais parler en pensée avec une bestiole, notre messager auprès de celles et ceux de son espèce. Ils soutiennent nos vengeances, sont leurs yeux et leurs oreilles. L’ambassadeur du peuple des rats parle à ma vengeance, celui des oiseaux à celle du pêcheur, celui des poissons à celle du marin, celui des chiens à la sirène. Ils ont accepté de les prévenir et de nous aider à le retenir s’il revient. Écouter par la pensée les échanges entre nos vengeances et ces bestioles exige beaucoup d’énergie et diminue d’autant notre espérance de vie mais, elles valent quoi nos vies sans celles et ceux qu’il nous a enlevés ? Certaines vengeances se sont alors enhardies à vouloir parler avec eux, nos mortes et nos morts. Elles ont voulu tourner spirites avec leur table, mais n’ont jamais abouti à rien d’autre qu’à enrichir des charlatans. Quant aux prêtres qui sont arrivés avec leur pardon, elles ont bien rigolé nos vengeances. Vous étiez où quand il fallait lutter contre ? Nos vengeances, leur première satisfaction elles l’ont eue quand la clique et lui étaient encore au pouvoir et nous encore un peu avec cet espoir d’attendre la chute et l’ouverture des prisons. On voulait pas trop croire ces rumeurs du silence dans les cellules toutes vidées des nôtres que les bestioles racontaient à nos vengeances. On les a gardées en nous. Cette autre rumeur donc, force tempête d’équinoxe sur la ville, rapportée par le goéland à la vengeance du pêcheur et bien vite confirmée : sa fille, la fille de il, sa fille ruisselante d’avenir, pendant ses vacances à la demeure, entre deux semestres dans son université des États-Unis, sa fille s’est suicidée. Une balle dans la bouche. Une balle du luger de son père, du luger hérité des nazis réfugiés ici, aux frais des militaires. Cette balle dans la bouche de sa fille puis dans le cerveau de sa fille, elle l’a touchée il aussi. Mais, loin de l’abattre ou de le blesser, elle a décuplé sa rage contre. Pareil à nous désormais. On s’en est réjoui, avec nos vengeances, de ce qu’il ressente comme nous, dans son dedans, ce vide d’un ou d’une aimée. Les rumeurs des humains sont ensuite parties vite et dans tous les sens, sur le port et sur la ville : crime maquillé en suicide, suicidée parce qu’horrifiée par les exactions du régime et du père. Beaucoup ont souhaité y voir un geste contre lui. Il a perdu sa fille et, à ma vengeance et à moi, il nous en doit une de fille et un fils aussi, et leur mère. La première a fini aux poissons. J’ai cru la revoir à la liberté des prisons, mais elles se sont ouvertes sur ce vide de silence dont parlaient les bestioles. Les dossiers et les aveux ont confirmé les rapports des oiseaux sur les avions, l’altitude, les nuits plombées au-dessus de l’océan. Le second trouvé, comme beaucoup, méconnaissable au bas des escaliers et sans doute passé, comme sa sœur, dans les caves de la demeure. La dernière, parce que pas assez riche le guichetier pour l’accès aux cliniques. Trois visages à la mémoire. Et son visage à lui, il, le congre, le gouverneur militaire du lieu, pas besoin de photos non plus. Le plénipotentiaire, ses yeux de poissons cachés par ses lunettes d’aviateur, à caracoler en ville sur son étalon. Une fois, un à même voulu lui taillader les jarrets à l’animal. A été abattu sur le champ puis, traîné cadavre derrière le cheval. Avec ma vengeance on jouit de ce qu’il souffre dans sa chair à son tour, de ce que les autres ont enduré par sa faute, par ses ordres. Même pas l’entendre essayer de se justifier, juste son dernier souffle. À force de voir passer les visages, à force d’avoir regarder des photos officielles avec de lui dessus, on peut le reconnaître même avec la distance des années. Sans se tromper. Objet unique de ma vengeance : qu’il souffre puisque pas moyen pour lui de réparer. Certain aussi qu’il serait de ceux à dire aux juges que « responsable mais pas coupable », que ne pouvait pas désobéir, que « vous comprenez dans l’armée, encore plus que dans l’administration, désobéir est faute professionnelle, donc oui faut bien manger. Pas le choix, pas le choix. Obligé de, obligé à. Pas ma faute, pas ma faute ». Ou alors à faire le choix du coup d’éclat, « J’assume ». Aucun regret ni regard vers les victimes et les familles. Mépris de caste, arrogance, déni, transformer le tribunal en salle de spectacle. Lui, toujours à vouloir se hisser encore plus haut sur la colline des morts et des souffrances. Ou encore, lui, à rester muré avec sa douleur et son silence de père, loin derrières ses lunettes d’aviateur. Ma vengeance et moi, on serait là, au titre des témoins, à raconter celles et ceux qu’il nous a pris. On serait là à le regarder, à vouloir faire s’arrêter ses yeux sur les miens. Il doit voir, lire, entendre ma vengeance contre lui dedans moi. Faire qu’avec mon regard elle le poursuive. Qu’on le hante tous, les disparus, les restés et nos vengeances. Pourra pas nous échapper, depuis tant qu’on attend. Et ces archives qui l’accablent, les textes des témoins, les photos des sévices, des charniers retrouvés après le départ des militaires, ils les prendront en compte les juges avec ce risque d’en retrouver certains mouillés depuis le temps des militaires ? Ma vengeance elle, elle fait pas trop confiance. À même été jusqu’à suggérer de graisser la patte des gardes pour nous laisser approcher de sa geôle et l’étrangler à mains nues, lui arracher un œil ou une artère, le mordre comme vampire ou même, les payer ses gardiens pour qu’ils l’assassinent. Certains disent, elles sont pas saines vos vengeances. Vous ferez quoi après, quand elles seront parties ? Plus rien que le vide de celles et ceux partis fantômes et croupir dans vos vies à finir ? Tu réponds que vos vengeances se tourneront alors vers le reste de la clique responsables et complices encore cachés dans les recoins de la société. Le souvenir aussi aura plus de place pour participer aux associations de mémoire. Encore tant à soulever, brasser, pour en finir avec le sombre des militaires. Comme ce projet de faire de la demeure un musée. On mettrait les photos, au même format, de toutes et tous les disparus après le passage dans les caves. Il parait que le bureau est intact. Elle a bien fait son boulot la gouvernante. Les draps, fantômes sur les meubles, alors que les vrais, plus rien d’eux que ces bribes de souvenirs dans nos crânes à nous les proches. Avec nos vengeances on a prévu le final. On y a pas vraiment cru quand les bestioles nous ont informé de sa présence dans un couvent où il a parlé à un rat. Puis, plus rien pendant longtemps jusqu’à il y a quelques jours, quand il s’est mis en route pour le retour. Les poissons escortent autour du navire du capitaine qui nous le ramène. On y est, fin prêts avec nos vengeances. Il se méfie mais ne peut s’imaginer. Un peu émoussé aussi peut-être ? Il s’y attend à ce déferlement des vengeances ? Quand il débarque sur le port, tout est en place. Les rats ont vu le pistolet, le même par elle utilisée. Il l’a conservé. Lui aussi, il est habité par son fantôme. Avec ma vengeance, on espère que son fantôme il lui ronge bien sa culpabilité de son dedans de bourreau. C’est pas avec sa vengeance qu’il vit comme nous mais avec sa culpabilité, cette culpabilité de sa fille suicidée, de sa fille morte. Ma vengeance, elle a un peu étouffé ma culpabilité. Culpabilité d’être resté quand ils ont pris le pouvoir, culpabilité d’avoir mis dans leurs têtes aux gosses cette idée de liberté, culpabilité de ne pas avoir été pris à leur place. En il aussi, peut-être aussi ce doute, de par ses actes, d’avoir provoqué la mort de l’aimée. Ce doute, sa culpabilité, et tous ces fantômes dans ses souvenirs de bourreau, comment il fait pour vivre avec ? On sait, par nos vengeances qui le tiennent de leurs bestioles, que pas mal bu quand encore au pouvoir pour tout noyer. Les drogues des chimistes aussi, mais trop risqué pour lui de faire usage des mélanges des plateaux. Avec nos vengeances, on a imaginé, pour lui, son jugement dernier et le retour de celles et ceux par lui, par ses ordres, devenus fantômes. Le tribunal est prêt. Souvent aussi ce rêve de faire se déchaîner contre lui les puissances des plateaux. Ma vengeance, comme la lenteur, la lourdeur du funiculaire à monter et à descendre mais sans cesse, sans dévier. Ne pas seulement vouloir sa mort mais savoir. Savoir pourquoi toute sa violence contre les petits du pays. Sûr que les yeux et les oreilles, ils les avaient bien ouverts. Alors pourquoi ? La gouvernante a eu chaud, à la naissance des vengeances. Leur jeunesse les a détournées de son grand âge, donc pas trop de problèmes pour elle, la gouvernante. A entretenu la tombe dans le parc de la demeure. Il a cru à sa force et a pas imaginé qu’on puisse lui interdire le cimetière pour elle et n’a même pas pensé faire maquiller le suicide en crime. Pourtant, les curés ont rien voulu entendre et les chefs de la capitale on dit que sa douleur de la perte l’égarait mais que non, ça ne se faisait pas, même pas pour un des leurs. Et nous, les nôtres, ils sont où leurs corps cadavres ? La gouvernante est morte depuis loin. La tombe est toujours là, ondulation de vert dans le jardin. La croix a disparu. La demeure a été murée. Lui, Il monte les escaliers. Les bicoques se sont fermées. Les rats sont derrière lui, les corbeaux au-dessus. Les fantômes et nos vengeances, avec le vent de l’océan se glissent partout, dans les crânes, entre les bicoques, dans les ruines. Ils rôdent et certains commencent à apparaître comme ce gosse et son chien, on les a vus tous les deux à l’attendre sous chaque lampadaire quand nous on montait au belvédère en funiculaire, nous toutes et tous avec nos vengeances dedans nous.
Codicille :
Première nuit.
Amont d’écrire :
Après les tentatives d’épuisement des textes, tenter l’effondrement du texte en cours. Ça tombe bien, on voulait tenir à distance le modèle du bon vieux roman linéaire. « Pousser la syntaxe pour donner un côté performance ». « Affirmer le texte en tant que forme ». À la lecture du complément sur le site, cet ajout de se tenir à 40 mn d’écrire au quotidien. Juste quand ta vie te rattrape de tous les côtés. Mais ne pas tenter de suivre la consigne pas pensable pour toi. En plus Thomas Bernhard en appui, alors s’y atteler aux 40 mn. Et puis tu le sais bien que se fixer une borne de temps ou de mots pour pousser les textes. Combien de mots en 40 mn ? Alors trouver un bout du texte qui dépasse et tirer pour le déplier et tout renverser/effondrer. Désamorcer la routine romanesque qui s’installe et ne pas penser au pdf à développer.
Aval d’écrire :
40 mn et 333 mots. On aurait voulu les 500. Aussi, cette décision prise – suite zoom du trois septembre – d’essayer de limiter les adjectifs.
Deuxième nuit.
Amont d’écrire :
Rompre avec la linéarité, raconter déjà la fin qu’on entrevoit, dénouer l’espèce d’intrigue à peine esquissée ? Le dernier zoom, les consignes P10, L10, cette impression que tout se mélange.
Aval d’écrire :
40 mn et 461 mots. Ça ressasse pas assez, c’est laborieux.
Troisième nuit.
Amont d’écrire :
Néant.
Aval d’écrire :
40 mn et 206 mots, ça grippe. Comme au fond d’un trou. Loin cette impression de dérouler comme sur les textes plus courts — HS2 où le plus difficile trouver l’objet. Ici essayer de briser la narration en explicitant les bribes d’intentions. C’est un synopsis qu’on écrit ! C’est l’histoire qu’on révèle, l’intrigue qui s’effondre mais pas le texte ! Quoi écrire demain ? Relecture des consignes sur le site. « Point de dépli d’une obsession ». Et si le premier choix du gosse et du galeux pas des plus pertinents ? Rien d’une obsession qui permet ressassement. Celle de Il pour Elle ? Reprendre le déjà déposé dans le pdf.
Quatrième nuit.
Amont d’écrire :
Le rebond ? Vraiment mais vraiment pas convaincu. On y pense pas trop dans la journée mais cette volonté de ne pas dévier, se coller à l’écran pour les 40 mn comme le sportif ne veut pas louper sa séance malgré la pluie, le froid. Donc recentrer sur un ressassement. Tant pis pour les 3 premiers jours d’écriture. Se dire qu’il en restera toujours un peu d’épaisseur. Choisir l’obsession du guichetier.
Aval d’écrire :
Au bout des 40 mn, un bloc continu de 511 mots fait masse sur l’écran.
Cinquième nuit.
Amont d’écrire :
Ne pas relire ce que déposé hier enchaîner direct.
Aval d’écrire :
60 mn et 568 mots. Écriture encore à flot continu de la voix du guichetier. Prolongement de ça lu chez Blanchot, des personnages comme « porteurs de parole ».
Sixième nuit.
Amont d’écrire :
Néant
Aval d’écrire :
70 mn et 402 mots. Pousser malgré la fatigue qui te fait noter jour 5 au lieu de 6, qui te fait écrire – tu le liras à la relecture ce dimanche — « les cargos à l’encre ». Comme dans un état second, à s’assoupir. Deux jours que le visage de Carver fume sa clope sur la couverture de son poche “Poésies”, à attendre que tu continues ta lecture.
Septième nuit.
Amont d’écrire :
Arrêter cette nuit, relecture demain et mise en ligne en suivant dans la soirée. Sans oublier ce codicille à mettre au propre.
Aval d’écrire :
Environ 70 mn et 631 mots de plus. Donc 2170 mots avant relecture, plus les presque 1000 de la première tentative. On pourrait continuer encore. Le texte est-il effondré ? En tout cas le sentiment que le ressassement est bien là et on a tenu les 40 mn par séance. Reste le retravail de relecture.