#été2023 #04bis | Dans la nuit…

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1 / Dans la nuit de samedi à dimanche, nous finissons de ranger les affaires, bouclons les cartons, frigo dégivré, ménage sommaire, on finira la semaine prochaine ; pendant ce temps de travail ensemble, pas un mot plus haut que l’autre, pas un regard triste ou féroce, on s’est même souri en scotchant à deux les gros cubes où appuyer le genou, la maison était presque vidée, restaient nos lits où dormir une dernière fois, préféré mon duvet, incapable de dormir dans la même maison qu’elle… couché sur la pelouse, faisait bon, il y avait de la lumière dans sa chambre, elle a veillé longtemps.

Allé chercher le camtar de RapidLabo, un fourgon bleu largement suffisant, garé à cul, ouvert portes arrières et latérale, en deux heures tout chargé, on avait faim, assis sur la moquette, restait un demi reblochon, une baguette, des bières, il a fallu trouver un couteau, défaire un des cartons… C’est là que ça nous est tombé dessus, ces années vécues ensemble, nos gosses, leur nouvelle vie à Paris, le casse-croûte, passait pas, rien dit sur la route. Rue Croix Nivert, Albert nous a rejoints, pour le coup de main, il est arrivé avec Béa, se sont activés dans l’escalier, ça faisait plaisir, m’ont remonté le moral ; C. m’a demandé « c’est qui cette Béa, elle est chouette… ? »

2 / Dans la nuit de samedi à dimanche, on jouait au Lunatic Café, une salle de banlieue branchée Jazz-soul, le groupe de Michel m’avait invité pour deux thèmes : « Pennies from heaven » et « Joy spring », j’avais les tripes nouées serré pour le deuxième, la rythmique était fébrile, pendant le filage, on n’avait joué que les thèmes, pas de chorus, vite fait mal fait, j’avais demandé de ralentir le tempo, Christian, le batteur était pas d’accord, « ça défigure le morceau », il avait pas tort ; après les côtelettes au dîner, ils ont joué, trois morceaux de chauffe, je devais entrer après, Michel me faisait une fleur, m’annonçait en guest star ; j’ai aperçu A. qui était enfin arrivée, dînait à une petite table ronde, me montrait du bras à Guytou notre photographe attitré ; ils ont démarré Joy Spring pour moi, on a joué  portés par une coulée de lave, volcaniques, Christian au tempo, on était bien calés sur la grille, le trombone en oubliait de vider sa coulisse, Guytou mitraillait à tout va ; on finissait sous de timides applaudissements, le public de dîneurs du samedi soir attendait le bœuf final, le bœuf en daube… ils ont été servis !

3 / Dans la nuit de samedi à dimanche, Albert fêtait ses soixante balais, je ne pouvais pas rater ça, j’avais brûlé la route jusqu’au Luberon, saxo dans sa boîte, nouveau kit d’amplification, avec Pierrot à la trompette, on comptait bien réveiller le village, ils allaient voir (entendre) ce qu’ils allaient voir (entendre) ; garé sur la place de l’église, retrouvé Albert à sa galerie, aquarelles léchées, trop, huiles foutraques, j’aimais bien ; me présente Avril, une grande Anglaise tannée au rosé de Provence, Albert déjà bien allumé, se met au piano, me réclame Camp meeting, un de nos tubes, ça commence à s’accumuler dans la rue, surtout quand on vire les panneaux du piano, les gosses regardaient les marteaux en feutre, on n’avait pas le bon câble pour le saxo, tant pis, jouer à sec ; Pierrot est arrivé, on s’est accordés, les invités débarquaient, posaient les cadeaux, dansaient dans la rue, ambiance guinguette, surtout le son nasillard du soprano, pas besoin de partoche, un thème en appelait un autre, un blues de temps en temps, pour calmer le jeu, ils réclamaient.

A la pause, on s’est enfilé quelques bières ; les cadeaux couvraient la table, scotch, bourbon, cognac, gin… il y en avait pour de la thune ; en deux heures, ils étaient tous cuits, Albert s’est couché près d’Avril, a dégueulé dans la chambre ; j’avais une tâche, un devoir à accomplir : vidé tous les flacons dans l’évier ; les poissons du Calavon allaient frétiller… Albert éviterait les urgences.

4 /Dans la nuit de samedi à dimanche nous allons en “boum” du côté de Sèvres. J’ai emprunté une mobylette, la petite Martine sur le porte-bagages, il fait beau, nous nous enivrons de l’air du printemps, de la vitesse, Albert nous rejoint, je ne sais comment, un bus, un train de banlieue ? “ Il y aura à boire ?”  je n’en sais rien, ne connais pas le type qui invite, c’est le copain d’un copain, croisé ici ou là… Nous filons vers une épicerie, ouverte, miracle, acheter deux flasques de whisky ; tient dans la poche intérieure, discrétion, chez X., il y a un buffet, des gâteaux, des jus de fruits, des sodas ; “tu vois, j’avais bien fait de t’en parler… précaution, anticipation” ; approuve, la petite Martine me demande déjà un premier biberon, passons sur le balcon et sortons les flasques, je déteste le whisky, mais je fais comme tout le monde, Albert a déjà terminé ses 125 centilitres, lui donne mon flacon, lui abandonne la petite Martine.

Vers minuit, les parents de X… rentrent du spectacle, ça ressemble à une inspection,  la fumée des cigarettes est terrible, pourraient battre en retraite, laisser la “boum” s’effilocher au gré des horaires de bus, mais des bouteilles suspectes ont pris place au buffet ; colère et fin de fête précipitée, flanquent tout le monde dehors, sur le porte-bagages, la petite Martine se cramponne, me supplie de rouler doucement, elle a mal au cœur, me demande où est passé Albert… ces deux là sont faits pour s’entendre.

5 / Dans la nuit de samedi à dimanche j’entends parler d’une fête au château on traîne un moment, assis sur nos solex on fait le tour il y a de la musique on décide de monter voir c’est facile toujours ouvert l’ancien château du domaine St François on peut louer des salles cours de danse où vont nos sœurs de temps en temps entrer sans bruit on prend une chaise on peut s’asseoir et regarder les filles certaines nous font des sourires ; dans la pièce du haut la musique explose les tympans jamais rien entendu de pareil une intro jouée à la baguette tout en haut d’une cymbale le trio rythmique reprend développe et la voix entame he mama you treat me wrong une voix qui te saisit aux couilles remonte aux tripes à la mémoire tu sais que tu ne pourras plus jamais oublier ce timbre cette déchirure c’est ça la soul tu oublies les Bill Haley Paul Anka Elvis peuvent aller réviser leurs classiques écouter, regarder, deux silhouettes filiformes osent danser genre twist jusqu’à presque se coucher l’une sur l’autre dans un limbo de gymnastes tout ça en costumes noirs impeccables chemises blanches ouvertes il fait sombre ils sont les maîtres de la soirée seuls quatre ou cinq ans nous séparent … une génération.

6 / Dans la nuit de samedi à dimanche on quitte Paris pour la Champagne. C’est le pont de la Pentecôte, le père a voulu éviter les embouteillages, il est allé au travail ce matin, a préféré attendre le soir pour se mettre en route. La traction démarre à la manivelle, ça ne surprend personne, les deux enfants ont l’habitude ; traversée de Paris, déjà illuminé, on longe la Seine un moment, jusqu’aux entrepôts de la SUZE, – maman, c’est quoi SUZE ? – ; c’est la petite sœur qui a posé la question, elle surprend tout le monde, – mais tu sais lire toi ?-, c’est lui, le garçon, l’aîné, qui est le plus surpris, dans leurs lits jumeaux, la nuit, ils ne parlent pas de l’école, les filles et les garçons sont séparés, rue de Pontoise pour elle, rue de Poissy pour lui, en face de la caserne de pompiers, – c’est un apéritif très amer – , la mère répond – tu en as déjà goûté ? – moi non, demande à ton père –, le garçon sait qu’il ne doit pas déranger son père quand celui-ci conduit, la petite sœur, elle, ne connaît pas les interdits, – papa, c’est quoi, un apéritif ?-, et le père répond, machinalement, – une boisson, c’est un truc que tu goûteras quand tu seras grande, – quand est-ce que je serai grande ?- une question que la petite fille adore poser, comme pour s’attirer la réponse immuable, – quand tu auras mangé beaucoup de soupe, comme Jean ; il n’aime pas beaucoup la soupe, les panades, tapiocas, soupes au lait lui soulèvent le cœur ; le pouce dans la bouche, la petite sœur s’est endormie, elle n’entendra pas la réponse.

7 / Dans la nuit de samedi à dimanche, le père décidait parfois d’aller voir les « illuminations » ; c’était sa formule, il s’agissait de s’entasser dans la voiture, de commencer un long parcours par les quais de la Seine où les bateaux-mouches étaient faciles à repérer, de passer les « guichets » du Louvre, de remonter la rue de Rivoli, de déboucher Place de la Concorde, de faire une pause pour admirer l’obélisque, de remonter les Champs Elysées jusqu’à l’Etoile pour détailler les bas-reliefs de l’Arc de Triomphe. Chemin faisant, on poussait de grands cris, on prenait la parole sans qu’on nous la donne, on trouvait tout magnifique, on n’était pas encore fatigués des adjectifs ; à la demande, on pouvait pousser jusqu’à la Tour Eiffel, le grand phare tournant sur l’île de France, rentrer au quartier latin par les Invalides où nous fascinaient les vieux canons, on n’oubliait pas que la guerre n’avait pris fin que depuis six ans, avec de tels canons, on ne risquerait plus jamais rien.

7 commentaires à propos de “#été2023 #04bis | Dans la nuit…”

    • et je connais le Calavon du Lubéron où je retourne régulièrement et prochainement d’ailleurs, je le saluerai pour vous

    • merci aux encouragements, Raymonde, Danièle, Marie-Thérèse, le bonus en prime, ouvert à tous.
      JMG