#été2023 #15 | La Terrasse

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8h30, entrée du lycée Marcel Roby, à St Germain en Laye, examen d’entrée en 6ème réussi. Ce premier jour, c’est le père Morel qui nous emmène dans sa Vedette vert-pomme, suspension velours sur 10 km, six cylindres, quatre mômes, parlent peu, n’en mènent pas large, Morel raconte une blague. Largués sur l’avenue, devant la porte, deux ou trois-cents gamins vont passer par ce trou béant, étroit, dans un haut mur, suivi de trois volées de marches, escalier bloquant le troupeau, jouer des coudes, ça commence mal. Premier vrai départ, vers une grande ville, première coupure, jusque là, l’école de village, rassurante, Pasteur, bon savant barbu, figure tutélaire… ; aller-retour en car de ramassage, usé, poussif ; les cours terminés, marcher jusqu’à la Place du Château, se dépêcher, courir dans des rues animées, apprendre à slalomer entre piétons, mémoriser l’itinéraire, attraper le car de retour, 17h30, ou attendre celui de 18h, livré à moi-même, livré à la ville, libre d’errer, de confiserie en boulangerie, de librairie en magasin de musique ; saxophones dorés en vitrine. Le lycée se transforme vite, il devient un chantier permanent, de nouveaux bâtiments jaillissent, un stade, une piscine ; les rues de la ville sont pleines de jeunes adolescent(e)s, enfants du « baby-boom » aux poches vides, aux cartables trop lourds, on se côtoie, on s’interpelle, de trottoir à trottoir, sentiment d’appartenir au groupe, tout en cherchant à s’en distinguer, cheveux ultra courts, cheveux longs, mèches décolorées à l’eau oxygénée, levy’s blanchi au lavage, livres de poche à la main, bien en évidence, la culture à 1,80 franc…

En face de l’arrêt des cars, un jardin public abrite la bibliothèque municipale, plus calme et mieux chauffée que les salles d’études, les « perms » du lycée. Gégé m’entraîne vers ses tables massives aux plateaux de cuir vert, immergés sous les lampes de cuivre, dans l’atmosphère studieuse, nous ouvrons des traités de démonologie, Grand ou Petit Albert, reliures rongées, pages jaunies nous proposant diverses recettes pour faire apparaître des diables : « prenez du sang de huppe femelle… par une nuit de pleine lune descendante, placez-vous au centre du triangle… », nous découvrons Lovecraft et son Cauchemar d’Innsmouth, au catalogue, nous cherchons en vain le Necronomicon et son auteur Abdul Al Hazred, nous tentons d’épater les lycéennes voisines en entassant devant nous des piles de livres aux titres imprononçables (L’abomination de Dunwich, les Chants de Maldoror…), aux auteurs méconnus (Pelham Grenville Wodehouse, Comte de Lautréamont…), tout est prétexte aux rapprochements furtifs, aux frôlements silencieux qui se prolongent souvent dans les cars de retour ou sur les bancs de la Terrasse.

Alors il n’y avait pas encore de tours à Montparnasse ou à la Défense, depuis la création de la Terrasse par Le Nôtre, jardin à la française commandé par Louis XIV, le panorama n’avait changé qu’à l’horizontale, en extension, en densité, Paris et ses banlieues proches s’offraient aux yeux des lycéens venus casser la croûte, lire Balzac ou flirter à l’ombre des tilleuls ; on y respirait à pleins poumons, un sentiment d’immensité, de beauté classique, une exigence de réussite nous transformaient en Rastignac, en Rubempré face à la Ville immense saisie au grand angle des regards éblouis. Les trains de St Lazare rayaient la plaine, entraient de front dans la falaise, déversant leurs cohortes de collégiens, d’employés, de cols bleus à la gare souterraine d’où ils remontaient par les escaliers mécaniques.

Avec Albert, on se perd de vue, il ne fera qu’une sixième à Roby, envoyé par son père fortuné vers l’enseignement privé, sur les voies du Seigneur qui lui seront impénétrables.

Je poursuis avec GéGé mon exploration de la ville, nous écumons les librairies, jusqu’au jour où, pour deux misérables volumes de Science Fiction cachés sous nos pullovers,  nous nous faisons prendre en flagrant délit de vol qualifié « Monsieur Jean, monsieur Jean, venez-voir ces deux là » ; interrogatoire, larmes et supplications, j’ignore encore si nos parents ont été prévenus… rentré à la maison,  pas d’alerte, nous n’avons pas encore de téléphone ; j’ai jeté au vide-ordures mes précédents larcins, la ville paisible se venge parfois… Elle est sans doute très bourgeoise, elle se couvre à cette époque d’affichettes bleues reproduisant un télégramme libellé « Appelons de Gaulle ! »°. Le grand homme revient, tandis qu’une fièvre politique saisit notre monde lycéen ; un matin, d’immenses graffitis au goudron appellent à la Paix en Algérie, un défilé s’organise dans la rue principale, monôme  défiant pions, censeurs, flics, mené par les « grands » de Philo, des leaders sont interrogés alors que les premiers « pieds noirs » nous rejoignent à la rentrée de 1960, aucune sanction n’est prononcée, mais le climat devient délétère, les signes d’appartenance politique sortent au grand jour, des affrontements se produisent, je quitte St Germain, rejeté par une administration en mal d’exemples à exhiber.

Je reviendrai !

Hasard de la vie, le Service Militaire m’envoie au Camp des Loges, libéré des Américains du SHAPE en pleine forêt de St Germain. Des Loges, je ne connaissais que la célèbre fête foraine où j’avais tiré quelques cartons et mangé frites et barbapapa. La ville n’a guère changé, j’en connais la géographie, chauffeur en uniforme, je promène quelques galonnés joueurs entre les PMU où ils déposent leurs mises ou récupèrent leurs gains. Je retrouve quelques bars familiers, Marcel, le StMalo, leurs joueurs d’échecs ou de dames ; un soir j’y rencontre un ancien condisciple coiffé d’une kippa, je me rappelais son nom, celui d’une ville d’Espagne… nous nous étions côtoyés pendant six ans, je n’avais jamais soupçonné sa judéité, ses ancêtres étaient marranes, la ville bourgeoise abritait quelques « justes » ayant protégé sa famille, il y vit encore, chartiste au musée archéologique, il aime bien ce château, le petit Louis XIV s’y sentait à l’abri des Frondeurs.

Aujourd’hui, de loin en loin, nous nous faisons signe.

° je découvre sur Internet que ces affichettes-télégrammes se vendent aujourd’hui 60 €.