#été2023 #15 | entrer dans son silence

Au départ rien qu’un déménagement, rien qu’un changement de lieu qui ne devait pas engager beaucoup plus qu’un transport de personnes et de meubles accompagnés de cartons, certes un nombre de mètres cubes considérable, mais rien qu’un événement que bien des gens ont vécu plusieurs fois dans leur vie. Pourtant ce qui surgit ces jours-ci à force d’écriture qui décidément retourne chaque fois piocher dans les terres du domaine, se plaît à rôder dans les jardins et les petites forêts, m’entraîne bien au-delà des chemins cartographiés. Des champs inexplorés, gigantesques et grouillants de créatures, m’emplissent l’esprit et bousculent mes nuits autant que des images fantastiques impossibles à repousser. Et je ne sais quelle musique s’empare de l’air alors que l’automne commence, conduisant ses brises matinales jusqu’à la table où j’écris dans le cahier, résistant à je ne sais quelle mélancolie qui m’agite depuis l’enfance et mes années adolescentes avec l’interminable écoulement du temps qui portait un goût amer dans la gorge et m’entraînait à fréquenter les chemins de falaise. Peut-être qu’il s’agit d’espaces primitifs qui se proposent à celui qui éprouve la solitude du corps, qui se cherche, qui se demande ce qu’il va faire de sa journée et des années à venir, qui il va rencontrer, quel livre il va entreprendre et pour quoi faire, des espaces dans lesquels il ne s’est jamais aventuré par crainte de s’y dissoudre, des espaces pour se régénérer des errances passées et des profonds désespoirs. Oui peut-être cela, et je le note pour m’en souvenir. Peut-être cela pour constituer, révéler la base d’un récit articulé sur ce lieu qui s’offre à moi depuis que je l’habite.

Il s’ouvre telle corolle éphémère. Me propose ses labyrinthes, ses greniers et ses granges, ses recoins, ses taillis, ses sentiers touffus, ses lisières de ronces et d’églantiers rudes à préciser, ses prairies, et puis se referme.

Je me montre patiente. Je rabâche, je récapitule. Déjà je sais qu’au-delà de la porte côté Nord, s’étend la petite terrasse puis le sentier jusqu’au cœur des jardins, jusqu’au cœur des arbres et des choses. J’ai aussi entendu les hommes guider les chevaux vers le ravin brusquement creusé dans le coteau, tout envahi de hêtres et de grandes fougères. Dans ces espaces je peux me perdre mais le désir d’en savoir plus me tient. Je cherche mes repères. Je me roule dans le pré comme l’animal qui se gratte le dos. J’accepte les piqures, les égratignures, les brûlures, les chagrins encore. Comme ça qu’une femme est entrée dans le décor. Oui une femme s’est incarnée pour me conduire dans l’entre-monde. Elle est mon imprévisible, ma part fragile. Fabuleuse récompense.

Je l’ai déjà dit mais j’y reviens. J’avais besoin d’elle. Tant besoin d’elle. Besoin d’elle pour conduire le livre, mais aussi pour moi, pour sublimer tout ce qui brasse fort dans la chair et le sang, rumine dans les tissus secrets du ventre. Ça aurait pu être un homme revenu de l’arrière, apparaissant dans le jardin, mais non. Il me fallait une femme avec une respiration de survivante. Il fallait que je puisse l’aimer, la comprendre. Entrer dans son silence.

Je ne lui ai pas encore donné de nom. Je n’ai pris aucune décision concernant la date de sa naissance, c’est vrai. Mais elle est là, insufflant au roman une atmosphère particulière, et elle a bien vécu dans cette ferme il y a plusieurs générations, elle dernière-née, fille d’un homme pétri de violence, elle amoureuse d’un saisonnier et mère de l’enfant déglingué. Inutile de vérifier dans les registres des mairies ou autres fichiers d’archives paysannes, tout a bien eu lieu avant que je ne sois née. Je ne la rencontrerai jamais autrement qu’à l’intérieur des pages. Je ne pourrai jamais entendre sa voix ni lui serrer les doigts. Elle ne saura jamais que j’existe et ne pourra me combler de son affection. Je ne pourrai jamais parler d’elle, on me prendrait alors pour folle. Cependant la surprendre dans l’ombre rassemble mes forces. Dans cette ombre elle me frôle. Elle m’accompagne. Se raniment les parfums d’une vie chaude et toute serrée autour de ce qu’elle aimait pensait tenait dans ses mains. Je peux sans doute retrouver traces d’elle, l’album aux photographies sépia, une commode bancale poussiéreuse, d’anciens bocaux à confiture. En tout cas les fenêtres renvoient son image. Les paysages parlent d’elle. Désormais je partage ce pays aux mille taillis qui est le sien. Et peut-être que le livre deviendra assez grand pour le contenir ainsi que son histoire.

Photographie, ©Françoise Renaud – au jardin, 1er octobre 2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

6 commentaires à propos de “#été2023 #15 | entrer dans son silence”

  1. C’est toujours aussi beau que d’entrer dans un de tes textes Françoise. Et j’ai un faible pour le lyrisme, alors cette 15, est si douce, si puissante. Et ton mélange d’hommes, de femmes, de lieux et de nature est si forte.

    • je suis tellement touchée par ta fidélité, Clarence,
      et tout comme toi, j’ai un faible pour le lyrisme (surtout à la Gracq et à la Jean-Paul Goux)
      j’aimerais me laisser « méandrer » encore davantage, puiser encore plus dans ce filon inépuisable, mais le livre est loin d’être écrit…

  2. L’écriture creuse les « espaces primitifs » et de nouveau un très beau texte qui fait écho aux autres, en particulier (pour moi) le 12 et le 8bis que j’ai relus en y trouvant ce même lyrisme, un chant profond comme venu de « l’entre-monde ». Merci Françoise !

    • désormais j’attends ton passage qui m’indique si la direction est bonne, si je creuse le sillon
      merci Muriel
      tu m’incites à continue dans le « chant profond »

  3. Et si ce n’était que le désir de récit de la femme intérieure, celle que nous avons toutes , plus ou moins en nos mondes sensoriels et nommables pour peu que nous puissions laisser la porte secrète ouverte. Elle est celle qui doit s’émanciper et ne plus demander aucune autorisation pour apparaître en ses habits de brume et de nature sauvage. Le lyrisme même un peu usé et déchiré reste son manteau préféré.

    • oui Marie-Thérèse, c’est de ça qu’il s’agit, celle qui existe depuis toujours et qui nous interpelle pour peu que… tu dis « pour peu que nous puissions laisser la porte secrète ouverte »
      tellement merci de mettre ces mots-là qui vont m’aider à coup sûr
      et oui au lyrisme…