Elle a fermé les volets, les volets de la nuit d’hiver qui est ici, la nuit, – faut voir, ici surtout-, d’un noir très noir. Comme du beurre de goudron ou du charbon. Un rien luisant. De pure matière. Plein. Net. Dense. Sans aucune couture. Épais à couper au couteau ou à débiter à la hache
Ton noir de la nuit d’hiver aux volets clos sur le dos d’un couloir. Ton noir. Lui
Tu viens de te fondre au noir à plat dos et ça te revient. Comme pour de vrai. C’est un des effets du noir de faire revenir : Qui m’aime me suive ! crie la voix, aux mains sales, pour ne pas dire noires. Ça te revient à point d’heure dans le noir comme ça t’est revenu hier
Tout ce qui revient dans le noir. Le noir favorise toute sorte de rapprochements. Le noir a cette faculté, entre autres propriétés, de rappeler. D’appeler. D’exhumer. Du vivant au mort il bat son rappel. Du vrai au seulement probable. Du vérifiable au bizarre. Du tendre au pire – le pire plus souvent que le tendre. Il te fait l’inventaire
Dans le noir ça te revient des choses. Le noir te remet en selle. Des acuités particulières saillent du noir. Allongée dans le noir ça te remonte des pieds aux cheveux – ou l’inverse– ça te rejoint : leurs mains, leurs langues ou autre. Ça te prend le milieu. Ça te saisit. Ton corps frémit. Tu rejoues tes fluidités, tu rejoues tes transes. Comme pour de vrai. Comme si
Tu es couchée dans l’odeur du cheval. Tu cours contre le vent. Tu rues. Tu plonges. Tu brames. Dans le noir ton corps te rappelle à ton corps. Des images fusent. C’est du loin qui remonte. Du très loin. De très loin. Tu fais comme-ci. Tu revis. En noir
Souvent quand elle ne dort pas allongée sur le dos dans ce couloir de bout en bout noir – un lit d’appoint lui sert de planche-, elle reprend sa vie tranche par tranche. Il faut de la méthode sinon ça vire au n’importe quoi. Le noir te mets en ébullition avec risque d’éruption
Elle a fermé les volets. Les volets de la nuit d’hiver. Elle a soufflé la lumière qui veille et bordé de noir les cinq. Ou quatre. Deux par deux. Ou deux et trois, par lit. Pas moins. Ni plus. Elle ne sait plus à un près. Qui en plus ou en moins. Combien ils étaient sortis de son corps. Qui manque s’entend-elle demander au noir de son noir quand elle recompte. C’est loin. Si loin
Dans l’ à-présent du noir elle se refait les noirs d’hier. Les gestes. Les mots. Avec les trous qui sont d’autres sortes de noir. Les gestes. Les mots de la nuit. Du jour aussi. Les mots et les pensées de la vie à la manière noire : son œuvre, disons son travail, au noir
Dans le noir absolu du couloir elle refait comme elle croit que ce fut. C’est une vertu du noir d’aller chercher le perdu. Retrouver. À l’identique avec les creux et les trous. Le noir a des lumières quelquefois
« Travail, au noir, au noir, au noir » chantait la voix ( de qui déjà) quand revenant du champs d’à-côté elle précipitait les pommes de terre sur la table, avec la terre: de vraies mains de mineur, les ongles crasses jusqu’au menton
Chaque soir ou presque à plat dos tête au noir dans ce couloir qui te sert de pièce à découper tu visites tes absents et tes absences. Tu recenses. Combien est une question récurrente du noir. Combien en qui et en quoi. Combien en tout. Et quand. De la quantité et du temps. Combien. Avec qui. Où et pourquoi. Tu repasses ta vie par tranches. Le noir fait de la géographie, de l’histoire et pas mal de calcul mental. Il affabule aussi : vertige et fantasmagories sont un risque du noir. De ce noir qui te pousse dans tes retranchements
Tu repasse tes noirs : Tu crois que ton noir est pareil aujourd’hui qu’avant – avant quoi ? Ton noir d’à présent. Ton noir d’enfant ? Le noir a-t-il un age ? Noir primaire. Médium. Vieux noir. Noir vieux. Ton noir es-t-il géographique, circonstancié? Le noir allongé n’est pas le noir debout. Es-tu jamais restée debout dans le noir ?
Elle repasse les noirs et les gestes de la vie d’avant pour voir. Avant quoi ? La mort du cheval par exemple. La mort du cheval est une date butoir. Hachoir. Heurtoir. Dortoir. Mouroir. Œil au beurre noir. Pain noir au gout de savon
Dans le noir du couloir allongée sur le dos elle imagine. Elle compte. Cinq. Quatre. Qui. Elle. Lui. Vivants. Morts. Guerre. Tout confondu. Plus le cheval. Le cheval c’est le pompon. C’est loin. C’est très loin mais le noir rapproche. Il brouille les distances. Il exacerbe et il déforme un peu le noir. Le vrai . Le faux. L’imaginé
Elle a fermé les volets de l’hiver elle a bordé les lits de la chambre à trois lits . Elle a fermé la porte et elle s’est couchée toute habillée dans le noir du couloir. Elle a choisi le couloir. Elle a poussé le lit d’appoint contre la porte de la chambre. A présent elle fait la planche. Elle entend les bruits du vide et ceux de son corps . L’estomac. L’intestin. La salive. La langue dans la dent creuse. Les cils.Toute la tuyauterie. Le robinet qui goutte. Le rat dans la cloison. L’horloge qui. Tout y est : Tu entends ce ramdam. Si tu laisses faire le noir c’est la foire aux bruits
Dans ce couloir derrière cette porte en comptant tes vivants et tes morts elle imagine. Le dehors est loin. La vie recluse. Elle imagine
Couchée. Toute habillée ou presque, du moins en manteau, prête à partir des fois que l’heure serait venue. Tu imagines comme c’était avant cette nuit-là. Le noir te porte. Il t’ouvre à tes sombres
Mouroir. Dépotoir. Déchoir. C’est sans espoir disait quelqu’un en se tapant la tête au heurtoir. Vient le hachoir. Le noir a des lucidités, faut voir :
Allongée dans le noir du couloir à qui tu parles. De qui. De quoi. Tu parles au noir ou c’est lui qui
C’est comme un film noir sans image avec des voix.
Le noir te parle dedans comme si c’est toi
Tu as peur ou quoi
Des ombres du noir: du vrai fond de toi
Je crois que le noir me voit disait l’enfant
Je t’en souviens?
C’est magnifique, comme toujours. Ces interrogations sur le noir, sur elle, ce elle, ce tu, vocabulaires, détails, images, poésies et ces mots qui succèdent aux autres, c’est très beau, j’aime beaucoup, merci.
Merci de ta lecture Clarence (c’est un premier jet à élaguer peut-être un peu automatique)
C’est bien le noir qui domine dans la phrase initiale de Beckett. Je l’ai senti aussi. Différemment. Goudron, charbon aussi, mais autrement. Je t’en souviens aussi. J’aime.
Merci Jean-Luc pour ce retour sur le noir ( j’aimerais m’approcher plus de la voix à présent )
Chouette collection de ces noirs de partout, dedans, dehors…. À affiner peut-être, mais déjà une base bien solide.
Partie pour une œuvre au noir ?
Merci Juliette( oui affiner affiner tellement il faudrait ) . Partir pour : j’aimerais bien
« Le noir te parle dedans comme si c’est toi. »
Merci Nathalie pour la densité de ce beau texte. Je savais que j’avais peur du noir. À vous lire, je sais à présent les pluriels des pourquoi. Terriblement merci.
Merci beaucoup Ugo . ( peur du noir partagée un truc d’enfance qui ne part pas même approchant du grand noir )
Exploration des vertus, des capacités du NOIR dans ce texte qui nous fait traverser une nuit sans jamais nous perdre. J’y penserai en fermant les volets une fois l’hiver de retour. Je pourrais tout reprendre, je me contenterai de celle-ci : « le noir fait de la géographie ». Merci, Nathalie.
Merci Anne !