Borne

Au bord de la route à droite, route traversant un village-dortoir ou village-mort, mais quand même un trottoir et une bâtisse en retrait flanquée de deux ailes encadrant une cour, la Chenevrière et maison d’hôtes gravés dans un des piliers de pierre, la borne, habituelle marque des bords de route, et pourtant non, l’objet avait disparu, une disparition discrète, non repérée, alors qu’on est sensible aux apparitions, dos d’ânes, caméras, ronds-points, ha ! les ronds-points.
En voiture on a le temps de lire :

montée du Revard
19 km
alt 375 m

Immédiatement revient le jeu du compte à rebours, de mesurer l’espace en passant le temps, apprendre des bribes de géographie, distance, nom, altitude, orthographe. Les bornes se suivent:

montée du Revard    montée du Revard    montée du Revard 20km                          19 km                  18 km
alt 305 m                    alt 375 m                 alt 430 m

La borne en béton est moulée, toujours identique à elle-même, 66 centimètres en son point le plus haut, 25 cm d’épaisseur, proprement lissée, peinte en blanc, sa calotte arrondie en jaune citron. L’écriture bien lisible en noir, pas de peinture écaillée, de noms de lieux effacés, de lettres à déchiffrer à partir de courbes ou de droites, non, une borne ayant gardé sa fonction de borne, compter les bornes donc, en l’occurrence vingt bornes jusqu’au sommet 1538 m.
Il y a toujours une satisfaction d’arriver au lieu après ce compte à rebours, d’atteindre le but provisoire, rejoindre une ville, une rivière, une frontière. Les bornes entretiennent le sentiment de satisfaction, l’intérêt visuel et géographique, la présence au voyage.

Sur sa calotte est dessiné un cycliste, (au pochoir ?), et voici l’explication de la présence de la borne : ce cycliste. Il compte à rebours dans sa lente montée, stylisé en danseuse sur deux cercles, les fesses quasi à la hauteur d’un casque oblong. Deux traits épais de pinceau noir sur le fond jaune pour ce casque, un trait fin sous les roues pour la montagne, et l’indication : 7%. Un chiffre pour l’effort à fournir, une définition technique du flanc de la montagne.

La borne est posée sur une dalle carrée au bord de laquelle poussent du chiendent et du plantain, dalle tachée de lichen jaune et laiteux, de mousse brune qui se reproduit par cercles, parsemée de graviers blancs, de morceaux de verre, et filtres d’anciens mégots qui mettront deux ans à se décomposer.
Sur la tranche visible depuis la route, une autre indication :

D 913

Savoie

conseil général

Il est question dans conseil général du financement de la borne. Car vingt bornes représentent quand même de la finance ainsi qu’un effort pour le territoire, et le conseil le fait savoir. Le mot Savoie est entouré de quatre carrés rouges, rappel de la croix de Savoie, identité, blason, vestige d’une dynastie, laquelle assure sûrement sa descendance de ducs comtes ou rois.

Au dos de la borne et regardé de très près, en blanc sur blanc une ancienne marque rectangulaire, avec des formes de lettres : Savoie Mont Blanc. Indéniablement la borne est recyclée, car ici pas de Mont Blanc mais un lac, une Dent du chat, un mont Revard, un massif des Bauges. Le conseil général économise, transformant un ancien recto en verso.
Sur la calotte jaune, deux rayures noires légèrement en relief, comme un frottement récent de caoutchouc. Pneus d’un vélo calé sur la borne, dès le numéro 19 ? Quelqu’un peut-il avoir décidé de ne pas engager ses capacités sur ce mont Revard, et fait une pause dès le départ ?

La peinture plastifiée s’écaille par endroits, mais dessous la couleur est la même. Mais oui ! La borne est en plastique, teintée dans la masse, calotte jaune socle blanc, accrochée à la dalle par quatre écrous hexagonaux, vissés sur des rondelles. Écrous rouillés, base fendue sur deux côtés ce qui dévoile l’épaisseur du plastique : 2,5 millimètres. La borne est creuse, la borne se casse, tombera sur le flanc, sera emportée par les neiges ou les pluies, c’est une histoire de compte à rebours, d’incoercible transformation de la géographie. C’est l’histoire de nos empreintes et d’une montagne.

A propos de Valérie Mondamert

Valérie Mondamert est prof de musique, anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis treize ans, a publié plusieurs fois aux éditions du Pont St Jean (Manosque).

Un commentaire à propos de “Borne”

  1. le compte à rebours annonce bien des histoires à venir et passées – c’est foisonnant comme la description des lichens et du graviers outragés de mégots. Le conseil général lui, mégote pas mal sur l’équipement on dirait – heureusement qu’il vous reste des histoires à raconter et du bonheur à les lire !