CE POURRAIT ÊTRE

La rotonde du président est pourvue d’un ingénieux mécanisme, invisible en surface, qui permet de s’aiguiller sur différents récits.

Hypothèse n° 1 : le travail
Souvent je la regarde depuis mon bureau, et je médite.

Cela pourrait être la reprise d’un vieux projet, cent fois abandonné et recommencé. Un roman sur le travail, un récit fantaisiste et pourtant grave, qui parlerait d’un employé aux écritures dans une administration territoriale. Cet employé, du nom de Raoul Lafosse, se serait retrouvé placardisé dans des circonstances qui demeureraient cachées au lecteur, à moins qu’elles ne se trouvent peu à peu révélées au cours du récit : fautes inavouables, détention d’informations compromettantes, que sais-je. Depuis son placard, qu’il quitterait fréquemment pour de brèves excursions sans but à travers le bâtiment, il porterait un regard caustique, mais aussi amusé et tendre, sur la vie de cette noble administration.
Un agent peut également être destinataire d’une commande directe, verbale ou écrite, de la part d’un élu dans l’exercice de sa délégation. Dans ce cas, il doit en référer à son supérieur hiérarchique (chef de service ou directeur), seul habilité à s’assurer que cette commande correspond à la fois aux objectifs du service et aux missions de l’agent. (note aux agents, mai 2007)
Raoul ferait preuve d’une grande empathie pour le genre humain, et particulièrement pour le genre fonctionnaire territorial, dont il se moquerait avec gentillesse, voyant en eux des frères et des sœurs au travers des petites phrases entendues à la photocopieuse ou à la machine à café, qui sont les deux mamelles de l’administration. La photocopieuse ferait d’ailleurs l’objet d’un chapitre à part entière, ou tout au moins d’un assez long développement, au risque de perdre le lecteur avide de rebondissements. De rebondissements, il n’y en aurait point, dans ce livre, mais plutôt de nombreuses répétitions, photocopies jusqu’à l’absurde des consignes hiérarchiques.

Le livre se pousserait du col, il faut bien l’avouer, se lançant dans une analyse très critique du monde du travail, de ses travers, de ses absurdités, voire de la violence qu’il introduit (ou normalise) dans les rapports humains. Mais ceci sans jamais tomber dans la critique imbécile de l’administration, et de ses fonctionnaires payés à rien foutre avec notre argent. Non, le narrateur n’y tomberait pas, dans cette ornière, car Raoul Lafosse demeurerait (sans rancoeur malgré sa placardisation) un fervent défenseur du service public, de sa noblesse, de son utilité.
Ce livre nous tomberait des mains, probablement. Mais quelques lecteurs avisés, critiques marginaux, blogueurs esseulés, feraient l’éloge de cette écriture funambule, sur le fil entre tendresse et sarcasme.

Hypothèse n° 2 : la vie propre du bâtiment
Au centre, la plus haute des portes-fenêtres est surmontée d’un linteau un peu incongru, qui donne un semblant de majesté renaissance à cet accès. Deux globes lumineux, dans le plus pur style années quatre-vingt, permettent d’éclairer la scène.

Ou alors, le projet consisterait à faire le portrait vivant du bâtiment, dans toutes ses dimensions : architecturale bien sûr, mais aussi en tant que fourmilière administrative, dressant le portrait de tou·te·s ses employé·e·s. Le bâtiment serait considéré comme une personne, ou a minima comme un être vivant, et une large part serait faite à la circulation des fluides, aux systèmes de ventilations, à la stratégie d’implantation des sanitaires, ou encore à la surveillance électronique. On s’attarderait sur le fascinant local qui abrite le PC sécurité, équipé de sept moniteurs, et désigné sous l’appellation glaçante de synoptique. Une partie assez ardue, donc, qui nécessiterait de la part de l’auteur une sérieuse mise à niveau technique, ainsi que le vol — il faut bien le dire — d’un certain nombre de documents confidentiels. Ici, le lecteur devrait s’accrocher.
Mais sa patience, son obstination, seraient récompensées, brave lecteur ! Car on basculerait ensuite sur des passages plus drôles, sur une critique au vitriol de l’architecture ici décrite, depuis ses absurdes poignées de portes (presque impossibles à tourner, échappant à la prise en main) jusqu’aux ornementations ineptes de la rotonde, en passant par les nombreux ascenseurs, dont un privatif.
Il se trouve que notre auteur, alors qu’il était jeune fonctionnaire, serait tombé un jour sur une brochure produite par le service communication, à l’occasion de l’inauguration du bâtiment. Imprimée sur papier luxe, illustrée de photographies à la netteté impressionnante (cette netteté étant leur seul avantage, artistiquement parlant), cette brochure ferait la promotion de cet équipement administratif, doté de tout le confort moderne, alliant beauté et fonctionnalité. À la lecture de ladite brochure, on comprenait que le bâtiment ne se contentait pas de servir la démocratie et le bien public : il était la démocratie. Les communicants se seraient même fendus d’une sorte de poème, ou haïku, vantant les mérites et l’ingéniosité de cette grande maison — et par là, de l’architecte.
Il y aurait des strophes comme :

Irriguant l’édifice
Dans ses différents services

Et notre auteur se lancerait peut-être sur les traces de cet écrivain inconnu, à moins que le poème n’eût été le résultat collectif d’une séance de brainstorming, fructueuse comme savent en produire les cabinets conseils en communication. Une enquête haletante s’ouvrirait alors, jusqu’à la source mystérieuse de cette littérature.

Se dégageant du bois naturel et du granit
Une atmosphère de travail feutrée circule entre les bureaux
Très largement desservis par l’artère principale
Que constitue l’escalier central.

Insaisissables, ces pognées de porte furent toutes remplacées à la mort de l’architecte par des modèles plus pratiques.

Hypothèse n° 3 : architecture et pouvoir
Dans l’esprit de l’architecte, ce balcon était peut-être un bon endroit d’où saluer la foule. Ou alors, on aurait pu y admirer la vue sur le vaste monde, y contempler la mer, en concevant des projets politiques d’envergure. Ou encore, s’y livrer à la corruption passive, en compagnie de chefs d’entreprise du BTP, qui nous offriraient un excellent whisky en échange de marchés publics juteux.

Ou alors, on s’attacherait à la figure de l’architecte choisi dans les années quatre-vingt pour réaliser cet édifice. Aujourd’hui décédé, cet homme était à l’époque l’un des architectes chéris du pouvoir, certes bien moins connu que des Jean Nouvel, des Roland Castro ou des Christian de Portzamparc, auteurs quant à eux de bâtiments emblématiques et populaires. La marque de fabrique de notre architecte, qui n’hésitait pas à se comparer à Molière pour son côté soi-disant « grand public », c’était plutôt le style néoclassique, autant dire le rien passe-partout-grandiloquent. Fortement marqué par l’antiquité romaine, et ses ors et sa démesure, il aurait vu dans l’ascension du pouvoir socialiste une voie royale — ou impériale, plus exactement — pour dispenser un peu partout ses absurdes palais républicains, faits pour impressionner le contribuable, décourager le syndicaliste et flatter le politique. En outre, il serait assez largement connu pour ses positions réactionnaires, ses sympathies avec l’extrême droite.
On s’interrogerait alors sur les raisons qui poussaient un parti dit de gauche, ami de la culture et des arts, à choisir un tel personnage pour marquer son pouvoir — et à choisir systématiquement les projets les plus médiocres lors des appels d’offres. L’idée selon laquelle ce parti — comme nombre de ses cousins européens — avait tourné le dos aussi bien aux authentiques artistes qu’aux classes populaires n’aurait rien de nouveau, il s’agirait plutôt d’une tarte à la crème. Mais la traiter sous l’angle exclusif de l’architecture représenterait peut-être une avancée notable dans le domaine de la pensée. Il serait permis d’en douter.

Hypothèse n°4 : Secret Life of Plants

Ou encore : on attaquerait le bâtiment par l’angle des plantes. Le végétal serait très peu présent au milieu du béton et du granit, il serait même plutôt maltraité. Il y aurait un arbre, sur lequel on s’attarderait à la première personne :
« Nous possédons un arbre véritable, un seul, mais il ne se trouve pas dans un jardin. Pour qu’il souffre mieux, nous l’avons mis dans ce que l’on appelle ici un patio. Un patio : azulejos, rêves de fraîcheur andalouse, oasis de siestes bienheureuses… Le nôtre, plus prosaïque, est en fait un puits de lumière situé au centre du bâtiment. On ne peut y pénétrer. Mais on peut observer l’arbre comme dans un vivarium. Ce hêtre pyramidal, car j’ai entendu son nom un jour, est assez beau. Ou plutôt, on l’imagine assez beau dans la nature. Puissant, généreux, il propose le dôme de ses branchages aux oiseaux et aux amoureux. Mais ici, dans ce patio, il consacre toute son énergie à trouver un peu de jour pour ne pas mourir. Alors il s’élève, se cognant aux vitres à chaque étage, il atteint les toits maintenant et doit apercevoir nos énormes antennes paraboliques. Je l’imagine, un jour, dépassant largement notre château, faisant onduler sa cime au vu de toute la ville, faisant rêver les enfants de jardins secrets. Mais il n’ira guère plus haut, en vérité. Ses racines ne peuvent puiser bien profondément dans le bac en béton qui lui sert de terroir. Car étant facétieux, nous l’avons planté au premier étage. Nous le soignons, cependant, dans son lit de galets. Cet arbre présente pour la hiérarchie un double avantage. D’abord il assombrit les bureaux qui donnent sur le patio, contribuant ainsi à maintenir cette atmosphère d’austérité qui est la nôtre, garantie d’un travail sérieux. Ensuite, il donne aux employés l’indispensable illusion de nature. Ainsi ils restent plus tard, le soir. »

Pour une raison inconnue, cet arbre cesserait un jour d’être sous contrôle, et fomenterait une révolte. Sournoisement, il entrerait en relation avec les autres organismes qui peuplent le bâtiment : mousses, champignons, herbes minuscules au coin des murs. De nouveaux personnages entreraient dans la danse, il y aurait même une glycine absolument monstrueuse. Ensemble, ils entreprendraient de détruire cette grande maison, à force de croissance et de persévérance. Ce serait là un projet à long terme, le projet d’une vie, tout comme ce livre. On imaginerait des images frappantes et belles, la nature prenant sa revanche sur la folie des hommes. Un peu comme à la fin d’un album de Barbapapa. Puis le silence s’installerait progressivement, l’histoire trouverait son terme avec la disparition du langage. Le livre s’arrêterait faute de mots, étouffé lui aussi par la touffeur des lianes et des tiges.




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A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

5 commentaires à propos de “CE POURRAIT ÊTRE”

  1. Beaucoup de jubilation à vous lire, Jean Poussin ! Merci pour ces hypothèses fantasques et bien senties. J’espère une – des – suites en série ou pas.

  2. Waouw ! Je me souviens TB du texte d’origine et voir son developpement à travers les hypothèses m’a passionnée, placées dans un ordre savant qui fait monter l’intensité et le suspens pour finir en apothéose avec l’arbre central qu’on peut regarder souffrir. Génial ! Et les trucs d’architectes aussi c’est top. Merci. Très réussi

  3. J’espère vraiment que ces hypothèses auront une suite que je lirais avec le plus grand plaisir, en particulier la 2 et la 4 que j’ai trouvées jubilatoires pour reprendre le mot de Déneb.