#L1 CHAPITRE DU PASSAGE DES EAUX

Ils doivent arriver à la mer. Le grand en a peur. Il a laissé entendre qu’il ne l’avait jamais vue. L’autre, non : il ressemble à Edmond Dantès. Pas le genre à trembler au bord du bassin. Pourquoi penser encore à eux ? Pourquoi ne pas les laisser filer ? Ils font face à la mer à présent. Le grand est catégorique. Sa peau n’ira pas plus loin. Elle est sortie de là il y a très longtemps, mais maintenant qu’il voit le gris insondable sous l’horizon, il s’en souvient presque. Cette eau qui lui lèche les pieds : viens jouer avec moi viens jouer avec moi , la même l’irrigue en dedans. L’autre soupir profondément, se lave les poumons. Le grand n’en démord pas. Il faut faire le tour, faire le détour. Au mieux la peau longera le bassin et c’est un assez long voyage qui tourne en rond sans jamais quitter la côte d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée et les os et le sang n’ont qu’à bien se tenir sous le soleil devant l’eau infatigable : viens jouer avec moi viens jouer avec moi. C’est la peau qui décide qu’on ne va pas au travers même si on va plus loin. Faire le tour, faire le détour. Il sait assez de géographie pour croire la chose possible. Mais l’autre et sa ruse en viendront à bout. L’autre et son urgence de quitter ces bords où il peut encore être reconnu, nommé. Il ne pèse plus que la moitié de son poids, mais la singularité de ses yeux le dénonce aussi vite que les cicatrices cachées sous son caftan. Pourquoi sauver ceux-là ? Pourquoi la mémoire chérit-elle ces deux-là après des semaines de sable, de feu et de merveilles ? Ils vont quelque part. Ils ne retournent ni à la routine du désert ni à l’ordre immuable du cabinet médical encaustiqué d’une petite ville de la province française. Ils vont traverser la petite eau. Ils vont cambrioler des villes de l’autre côté. Comment vont-ils monnayer leur traversée cette fois ? Probablement de la même manière que la dernière, avec le chef de la caravane : le grand en vendant sa force et l’autre en jouant avec les voyageurs. Il était à peine capable de se tenir sur ses jambes que déjà il lançait les dés, acceptait toutes les parties de cartes, affrontait qui voulait aux dames, quadrillant le sable et disposant les noyaux d’olive très avant dans la nuit, laissant les voyageurs nus comme la main tandis que les siennes se couvraient de bagues. Aux chameliers, il rendait la moitié de leurs pertes, mais avec les voyageurs, il était sans pitié. Ils regardent la mer, mais sans voir un instant la même chose. Il l’aura emmené sur une plage pour lui faire éprouver la fin du sable et le commencement du sel, avant qu’ils n’embarquent. Sont-ils amis ? Pourquoi cette question a-t-elle de l’importance soudain ? Non. Frères peut-être. Étrangement frères. Frères de secrets échangés sans une parole. Ils se tiennent. Une fois qu’il raflait la mise, un joueur amer a dit : « Heureux au jeu… ». Certains ont évoqué les étoiles et le diable. Mais l’autre fronçait les sourcils et les hypothèses s’amenuisaient. Personne ne veut fâcher l’homme-montagne. N’empêche qu’il a peur des petites vagues douces, viens jouer avec moi viens jouer avec moi et de ce qu’elles peuvent bien transporter dans l’ourlet délicat de leur écume, des tatouages de sel sur ses pieds aussitôt effacés et redessinés par la vague suivante, de cette respiration incessante plus large que la sienne. Il crie quand l’autre lui tend un os de sèche, blanc comme une lame et l’invite à s’en saisir. Que voit-il pour hoqueter de terreur comme un enfant qui se réveille dans un mauvais rêve ? Son compagnon le calme de sa main baguée. Mais il rit doucement, c’est certain. Et la fissure de son cœur grandit d’autant. Un jour, on rit à nouveau, au dépourvu. Il a tellement fumé du mauvais tabac des chameliers pour tromper la douleur que son rire lui creuse une caverne dans la poitrine. Mais il rit. Ils sont au bord de la mer. Un bateau part cette nuit qui les emmènera de l’autre côté de la Méditerranée et de là, il mettra le monde en ordre de beauté, avec sa ruse et la force de ce frère, bloc de confiance aveugle à ses côtés.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

12 commentaires à propos de “#L1 CHAPITRE DU PASSAGE DES EAUX”

  1. l’autre lettra peut-être un temps infini à l »échelle de son âge avant de pouvoir à nouveau s’en approcher de l’eau, et même le mot bateau le frappera en silence… deux ans après peut-être il envisagera l’idée d’en faire un jeu en gardant distance

  2. C’est envoûtant, Emmanuelle, et je goûte les belles images… J’aime particulièrement le rire qui « creuse une caverne dans la poitrine. »
    Le thème du livre à venir ma plaît aussi, l’attention à d’autres vies, ailleurs, la tragédie qui s’y joue, la force vitale. Et aussi le « viens jouer avec moi » récurrent.

  3. un démarrage sacrément solide et fluide à la fois, ce double personnage, rusé et costaud est une belle idée, whaou,
    on attend la suite déjà,
    Cath

    • Ton regard, vos commentaires entraîne ce début dans une direction que j’ignorais. Tu as sans doute raison. Pas deux bonshommes mais un seul. L’autre porté au-dedans, rêvé ?

      • Je voyais deux personnages. L’altérité ne les rend-il pas plus forts ? En tous cas, magnifique texte qui me donne envie de découvrir les autres écrits.

    • La question du récit émergeant du récit… François demandait une page blanche, mais c’est une excroissance du récit-maître qui vient, que j’attendais depuis que l’été dernier un personnage secondaire à rafler la mise. Ton commentaire met en plein dans le mille d’une chronologie qui boucle. Le fameux pouvoir de double-vue de Juliette Derimay, sans doute ?

  4. C’est la peau qui décide qu’on ne va pas au travers, l’ourlet…, mettre le monde en ordre de beauté… Très beau l’ensemble aussi. Merci, Emmanuelle.

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