#voyages | au fil de…

#00 Démêler le vrai du faux
#01 Le fil des nuits d’avant
#02 Le fil pour rejoindre
#03 L’impossible retour
#04 Faire halte
#05 Retourner vers le Sud
#06 En marchant
#07 Le Mont Aiguille
#08 Jardin planétaire
#10 La part des anges

#00 Démêler le vrai du faux
Double voyage, il faudrait pour cela se sentir voyageuse, te sens tu voyageuse ? Elle pense le contraire se sent plutôt sédentaire, la tranquillité de la maison et du banc dans le jardin, rêver devant le potager en prenant son café, regarder la capucine s’emmêler au pois de senteur. Elle tire un premier fil dans l’enchevêtrement des souvenirs qu’elle peut nommer voyages et d’autres suivent sans besoin qu’ils soient convoqués.

J’ai marché à Roscanvel, couru entre les hannetons à la tombée du soir
J’ai marché à Saint Jorioz, plongé du ponton en bois dans le lac d’Annecy
J’ai marché à Croydon, savouré le vinaigre et le sel des fish and chips
J’ai marché à Berlin encore Est, sans oser regarder les militaires armés sur le quai de la gare
J’ai marché à Leer, roulé sur un vélo hollandais avec mes sabots
J’ai marché à Francfort-sur-l’Oder, regardé sur l’autre rive la Pologne
J’ai marché dans Picadilly, acheté le pantalon patte d’eph avec des broderies sur les fesses
J’ai marché dans Lenningrad, frissonné de voir sur la Neva gelée les baigneurs plonger dans la glace
J’ai marché à Taha’a, cueilli les gousses de vanille encore vertes
J’ai marché à Volubilis, grimpé sur les vestiges, restes de mosaïques et colonnes du temple
J’ai marché à Erfoud, entouré le chèche jusqu’aux yeux, le sable volant partout
J’ai marché dans Lens le long des corons, souvenir de la fosse n°8

Je marche à Kamikochi sur les rives de l’étang Taisho fils d’un volcan
Je marche à Suzhou dans le jardin du Maître des Filets à la lueur des lanternes
Je marche dans la forêt de Waipoua autour de Tane Mahuta l’arbre sacré
Je marche dans le Mont-aux-sources envahi par le fracas des chutes de Tugela
Je marche à Saint Claude jusqu’au sommet de la Soufrière dans les vapeurs des fumerolles
Je marche à Grenade le long des myrtes bien taillées de l’Alhambra
Je marche à Rano Raraku entre les corps des géants de pierre aveugles
Je marche dans la neige sur les rives du Lac Louise au loin les lumières de Fairmont Château
Je marche à Nefta à l’ombre des palmiers, les dunes au loin et ce qui reste de l’Oued
Je marche à Natchez sur le port, le fantôme d’un steamboat glisse sur le Mississipi
Je marche à Kinvarra sur la grève, reflet du château de Dungory sur la mer

#01 Le fil des nuits d’avant
Voyager, partir, tu aimes partir? Elle sait bien qu’elle aime penser au départ lorsqu’il se profile un peu loin dans le temps, pas encore trop concret, enveloppé de tous les possibles et elle sait aussi que plus l’échéance se rapproche plus l’envie diminue, le rêve se brouille et il s’agit plus de s’arracher finalement.

La nuit d’avant j’hésite encore sur le contenu du sac la nuit d’avant je me sens légère d’emporter si peu la nuit d’avant j’égrène le compte à rebours jusqu’au départ ce qui reste à faire ça va pas tenir la nuit d’avant je rêve que le chat s’est glissé dans ma valise la nuit d’avant je me demande s’il neige encore en mai à cette altitude la nuit d’avant je traverse ce grand pont posé sur la mer l’eau au ras des fenêtres dans un tunnel transparent à moitié immergé la nuit d’avant j’ai mal à la gorge je cherche un bobard la nuit d’avant sur la plage l’ombre d’une raie glisse dans l’eau transparente juste au bord je la verrai la nuit d’avant je m’inquiète des chambres qu’il faudra découvrir chaque soir différentes la nuit d’avant je suis enveloppée par les odeurs dans les vapeurs des sources brûlantes je me baignerai dans ces bains d’eau boueuse et fumante la nuit d’avant j’imagine mes muscles engourdis au petit matin et mes pieds dans ces chaussures humides la nuit d’avant je savoure comme j’arriverai en avance pour un café à l’aéroport et pour regarder la foule des départs la nuit d’avant je rêve que j’ai oublié de partir.

#02 Le fil pour rejoindre
Et s’il te faut choisir quel voyage te revient porteur de sensations encore intactes, peut-être encore plus intenses à y repenser  ? Elle tire celui-là, plus brillant que les autres, une parenthèse magique à Skopje pour rejoindre sa grande partie former, depuis six mois déjà, sa volontaire jeunesse européenne Elle savoure les émotions qui sont toujours là.

On roule sur cette piste sous un soleil voilé impossible de me souvenir de la première fois où j’ai pris l’avion – je marche sur la piste poussiéreuse sous le soleil, pas solitaires, j’ai dessiné l’itinéraire au feutre sur la carte qui ballote suspendue autour de mon cou – décollage en cours, à côté de moi un homme trop costaud pour le siège, on est secoués, ça s’arrête mais pas les moteurs, décollage, les habitations, les champs s’éloignent – je traverse des champs de pois chiches (j’en cueille), sortie des nuages au loin une silhouette trouble posée sur l’horizon, pont, toits, tours, mes pieds soulèvent la poussière – plus les pieds sur terre, on ne voit plus que le ciel et l’éblouissante lumière blanche, l’homme à côté respire, il a eu peur même s’il est grand et costaud, moi aussi – pas peur mais pas beaucoup de semblable à quoi me raccrocher, souvenirs de chemins en lacets qui deviennent simples traces jusqu’au col, de sentiers en forêt creux et moussus bordés de gros chênes, ail des ours, compagnons (silènes dioïques j’aime ce nom) roses et blancs, ici c’est la plaine et la ville au loin comme un mirage – la ville dessous c’est Ljubljana, je ne suis pas à côté du hublot, survol de la Slovénie, je dois me tordre le cou pour voir les montagnes et la neige, je comprends mal l’anglais du pilote ses « r » roulés ce serait « cloudy » à Skopje et 22° – les nuages se dispersent, la marche lente et régulière laisse les pensées flotter empêchant de sentir la fatigue, du flou émerge la ville sur sa colline, je quitte la piste de terre pour une route pavée, dure au pas, les semelles cognent ça résonne dans le corps, un vélo me dépasse qui tire une carriole remplie de foin – sortir de mes pensées pour attacher la ceinture, en Macédoine je ne vois plus de neige, descente rapide dans les nuages et Skopje en bas encerclée de montagnes basses, je pense à Grenoble, il doit faire aussi étouffant dans cette vallée, le serpent du Vardar traverse la ville, quadrillage vert, jaune, roux, beige et zones de constructions denses, atterrissage assez brutal, 21° à l’aéroport – grand soleil et chaleur maintenant, je m’engage sur l’immense pont qui enjambe le fleuve, en face les premières maisons, bois et pierre, potagers, petits murets, pause là au milieu pour regarder passer les barges chargées de monceaux de légumes, fruits, épices… – un taxi me conduit à Skopje, sur l’autoroute A4 la circulation est intense, vieux camions défoncés et polluants, voitures et même mobylettes, on longe des vergers couverts de  fruits, des champs cultivés, des constructions hétéroclites, beaucoup de déchets divers sur les bas-côtés, arrivée dans le centre par le boulevard Alexandre le Grand (pas fini de le croiser celui-là à cheval sur sa statue) – je grimpe les ruelles escarpées pour rejoindre le Grand Hôtel dans le vieux quartier de la cathédrale, sur une petite place tranquille, je repère le café où je vais pouvoir m’installer demain matin  – j’ai réservé une chambre au City Hostel, le taxi me dépose, ma chambre sent très mauvais, un genre d’insecticide qui me prend à la gorge, j’ouvre grand la fenêtre qui donne sur l’arrière du bâtiment et sur les fenêtres d’autres immeubles, des terrasses toutes proches, je m’installe.

#03 L’impossible retour
Et tu as eu peur de ne pas pouvoir revenir dans ton jardin ? Elle préfère sûrement oublier les bifurcations rencontrées, quand elle a hésité, quand il lui a fallu résister aux mouvements, aux désirs. Elle aime le bon goût des regrets.

…elle ne se souvient plus de ses mots. …chacun doit faire sa part

Elle est un peu installée dans la ville, elle prend plaisir aux mots étranges qui se juxtaposent aux siens, elle les accueille pour leur charme, aussi pour apprivoiser le nouvel environnement.
Chacun doit faire sa part du grand ouvrage, un collectif bienveillant est là pour s’en assurer, sa part du grand ouvrage chacun doit la tisser jusqu’à l’achèvement. Tu te demandes comment participer au grand ouvrage, tu te demandes aussi pourquoi.
Elle regarde les mots nouveaux s’infiltrer progressivement dans son esprit, s’amuse des proximités  « familia »,  « tunelot », préfère le « semafor » au feu tricolore. Les gens sont prévenants, attentifs à ta compréhension, répètent avec patience.
Le grand ouvrage doit recouvrir le chemin qui sort de la ville, le grand ouvrage accompagnera les voyageurs. Tu veux bien essayer, chacun doit faire sa part, tu choisis les couleurs, les fils, on te guide, on t’entoure, tu commences ton travail, te mêlant chaque matin au collectif tissant.
Elle laisse pénétrer en elle cette langue, elle la trouve douce, savoure les rugosités, s’entraine, elle progresse, les gens la félicitent, l’encouragent.
Tes gestes deviennent précis, tu as trouvé ta place dans le tissage collectif, dans le rythme quotidien. Chaque matin la ville tisse et bruisse des conversations des tissants. Chacun fait sa part, le collectif veille, la ville est paisible.
Elle sent parfois que le nouveau mot vient en premier dans sa bouche, elle se surprend à prononcer directement le nouveau mot et doit chercher un peu pour retrouver dans sa mémoire celui qu’elle pensait définitivement ancré.
Une semaine, des semaines s’écoulent, chaque jour sur le métier… Tu as compris qu’il ne faut pas questionner, chacun doit faire sa part, c’est la seule réponse. Tu te demandes encore qui reprendra ton tissage après ton départ, chacun doit faire sa part et finir son ouvrage.
Elle perçoit une étrange lutte à l’intérieur de son cerveau, elle veut retrouver cette comptine qui l’a bercée, des bribes seulement lui reviennent. Les gens chantent, elle sait qu’elle ne pourra plus retrouver son chant.
Tu n’as plus de questions, plus d’interrogations, tu sais que chacun doit faire sa part, c’est la seule réponse. Le collectif n’évoque jamais de la fin de l’ouvrage.
Elle ne résiste plus, elle sait que la nouvelle langue efface celle d’origine, elle pense avec les nouveaux mots. Les gens lui parlent sans cesse, font pénétrer dans ses oreilles cette langue qui devient la première. Elle n’accède plus dans sa mémoire à l’ancienne, elle a perdu le chemin de la langue maternelle.
C’est le bout du chemin qui signifiera la fin de ton ouvrage. Ils tissent, tu tisses, vous tissez, le grand ouvrage se déroule lentement sur le chemin, inexorablement. Le collectif ne remplace pas les tissants, les tissants terminent leur ouvrage. On ne voit pas le bout de ce chemin qui se perd au loin, à l’infini.

#04 Faire halte
Tu te souviens du premier, ton premier voyage, celui que tu peux appeller voyage ? Elle a été surprise, il ne s’est pas présenté tout de suite dans la liste, il est venu pourtant comme initial, non organisé, avec des amies choisies et la liberté des jour, des nuits, de l’intendance. Elle aime se demander ce que sont devenues ses compagnes de voyage si proches alors, les seules qui comptaient d’ailleurs, perdues dans le fil du temps.

Faire halte, souvent une histoire de bagnole, 1973 une Renault 12 vert pomme. 1959 une Jaguar MKII 3,8 Opalescent Dark Green. On raconte beaucoup d’histoires de bagnoles, de pneus en déroute, de cardans grinçants, de fuites d’huile et de moteurs qui fument. C’est début juillet, autoroute A6 dans la voiture de la tantine, à peine plus âgée que les trois gamines qu’elle transporte. On raconte 6 cylindres, suspension douce, bien huilée, bien chromée, silencieuse, c’est début juillet je suis presque née. Départ direction Vercors, le Mont Aiguille, les premières vacances entre copines le brevet en poche, c’est la récompense. En liberté surveillée, le droit de camper pas trop loin de chez les parents. Départ direction Capri ou Rome ou Venise ou Monte Carlo ou Saint Tropez ou Salzbourg ou Amsterdam ou Bruges. Tout est prévu, les sandwichs, les bouteilles de soda, les paquets de gâteaux et de bonbons et le radiocassette à piles, il fait très beau, sensation d’aventure, de légèreté. Tout est prévu, rouler et voir défiler les kilomètres, se laisser envelopper par une sensation de sécurité, de puissance infaillible. Vivre ce moment sans se rendre compte que c’est le bonheur au moins les deux premières heures avant que ça se gâte. Un drôle de bruit et puis encore et puis en continu et plus le choix que de viser la première sortie qui se présente. Vivre ce moment sans se rendre compte que c’est le bonheur, le confort et l’odeur du cuir rouge, la douceur du bois, le plaisir des petites pointes à 200 et 17 litres aux 100. Rejoindre le premier garage à Joigny pas loin du grand pont sur l’Yonne. J’sais pas ma p’tite dame, on va voir, j’vous dis, ça revenez dans une heure. Sur les bords de l’Yonne à l’ombre d’une arche de pierre, le piquenique, papoter, rien ne peut venir troubler ce début de vacances. Rien à rejoindre, le rêve sert de carburant.

#05 Retourner vers le Sud
Tu as eu envie de recommencer parfois, vérifier si tout était bien comme dans tes souvenirs ? Elle peut encore allumer das sa tête les images embarquées là, encore ressentir la chaleur, encore respirer les odeurs, encore entendre le bruissement du monde, elle est repartie là-bas mais n’a pu retrouver ces émotions, les souvenirs sont plus forts.

Nuit
Arriver un soir du mois de juillet, il fait presque nuit, halo des lumières de Fès au loin.
Parking
Se garer avec tous les autres, touristes parmi les touristes, voitures, bus, camping-cars, la remorque bricolée que nous trainons avec le Trafic et pourquoi accompagner ce groupe de jeunes ici…mais la lumière.
Ruelles
Suivre les entrelacs de ces ruelles pavées, c’est le flot des marcheurs qui décide de notre chemin, aussi les ânes, les mobylettes…lumière douce.
Porte
Entrer par la Porte Bleue dans la médina, créneaux et mosaïques, frontière toujours ouverte et comme une plongée maintenant à l’intérieur, se tenir la main…lumière vive
Remparts
Longer les hauts remparts jaunes dans la poussière…lumière tamisée.
Escaliers
Marches de faïence, rejoindre une terrasse, embrasser toute la ville, se perdre si loin dans la vallée…lumière du soleil couchant.
Fès el-Bali
Se frayer un chemin dans la foule dense, mouvante, bruyante en ce soir de ramadan, le soleil est couché. Le plus vieux quartier de Fès parfumé des odeurs de cuisines mélangées qui s’échappent de partout…lumière enfumée.
Pâtisseries
Découvrir la multitude des pâtisseries aux étals des marchands ambulants, les saveurs sucrées et épicées, pistache, oranger, rose, amande et le sucre… lumière caramel.
Miel
Savourer encore aujourd’hui le goût du chabakia brillant, bijou emmêlé servi brûlant dans un papier, le miel qui dégouline sur les doigts…lumière dorée.

#07 En marchant
Sur les randonnées.

Marcher ensemble côte à côte pendant des heures, des jours, en silence ou en conversant au rythme des pas. Elle me dit qu’elle récolte au fil des randonnées les éléments d’une histoire qu’elle raconte depuis plusieurs années à ses petits-enfants. Elle photographie le creux d’un tronc d’arbre moussu et tordu, parfaite demeure de lutins, une cabane dont il ne reste que le toit, vaisseau prêt à appareiller, elle ramasse des cailloux brillants, des morceaux de bois patinés, des herbes à sécher et elle inventera en rentrant un nouveau chapitre.

Marcher le jour, s’arrêter le soir dans un lieu chaque jour différent, ici il élève des chevaux dans la campagne bretonne. Le diner se poursuit en veillée, la politesse convenue fait place à des échanges plus personnels, les paroles sont plus rares, plus confiantes. Il nous raconte, il a cessé son ancien métier d’agriculteur après la perte de son fils, un cancer, les pesticides, les engrais, il dénonce les mêmes sociétés qui fournissent les poisons et les rayons, il est devenu radicalement écologiste, combattant.

#07 Le Mont Aiguille
Est-ce que ce trajet mille fois parcouru reste un voyage, l’as-tu usé à le répéter autant? Elle l’a fait si souvent, elle le fait encore, le point de départ a changé avec les années, au moins chaque année depuis plus de cinquante ans, parfois deux ou trois fois, parfois en train, en voiture et même en avion quand c’était encore possible.

Dans la rue des Églantines, échantillon parfait du quartier pavillonnaire de banlieue parisienne dans les années 60, il y a encore beaucoup de terrains non construits. Goudronnée et bombée, bordée de trottoirs aux bords pavés de grosses pierres, on l’empruntait pour aller à pied à l’école primaire de briques rouges, les chiens nous faisaient sursauter, aboyant brusquement à notre passage, accourant du fond des jardins et se jetant sur les grillages.
Au numéro 7, derrière une petite haie de cotonéaster taillée basse et le sapin rescapé d’un Noël, se tenait notre maison, rosiers grimpants sur la façade, une pente cimentée s’engouffrait depuis la rue jusqu’au garage situé au sous-sol.
On disait on va à Grenoble même si ce n’était pas tout à fait le terme de notre voyage, la pension de famille qui nous accueillait chaque été se trouvait un peu plus au sud, dans le Trièves, avec ses ravioles aux morilles et ses cardons à la moelle.
Au début, c’est en Citroën Ami 8, la 3CV, que nous faisions le voyage, puis en ID toujours Citroën, une tradition qui restera pour toutes les voitures des parents. Un monstre mou au long capot avant et cette curieuse façon de prendre son temps pour se lever sur les roues une fois le moteur démarré, avant qu’il soit possible d’avancer. Je peux encore sentir l’odeur écœurante de son intérieur associée au balancement élastique si particulier de la suspension.
Le départ se faisait dans la nuit, très tôt avant le lever du jour, peut-être pour retarder la bagarre entre les trois enfants sur l’indésirable place du milieu ou la délimitation de l’espace pour chacun avec jouet ou livre. La nuit du départ, l’excitation nous empêchait de nous endormir tôt et le matin nous trouvait dans un état floconneux, nous nous rendormions très vite une fois installés à l’arrière de la voiture.
Passé Lyon, tout le monde bien réveillé et l’agitation faisant monter la température, trois repères nous aidaient à patienter. Entre Lyon et Grenoble commençait le jeu des premières montagnes, comme vers l’ouest quand c’est au premier qui verra la mer. Un peu avant Grenoble les odeurs d’œuf pourri, de moisi, de brûlé et les fumées jaunes, grises, noires nous remplissaient la gorge et le nez, mais joyeusement parce qu’il restait moins d’une heure. On traversait encore la ville par le cours Jean Jaurès. Après le Pont de Claix la route devenait franchement sinueuse, chaque virage nous poussait sur le voisin avec possible déclaration d’hostilités, nous étions tendus et aux aguets pour apercevoir la dernière balise, la pointe du Mont Aiguille.

#08 Jardin Planétaire
Quand commençent les voyages, qui sont les autres voyageurs ?

Moins160 millions d’années, Pangée commence à se disloquer, séparation des milieux et développement de la diversité des espèces par isolement géographique (Le Jardin Planétaire – Gilles Clément)

Du désordre naît la diversité, séparations, ramifications, des prismes différents pour penser la nature.


Endémiques, disparus ou à disparaître, dodo, kiwi, sophora toromino, theridion grallator, aigle ibérique, euprocte corse, armoise insipide…
Alors se rejoindre, s’échanger, se disséminer, pour survivre, se perpétuer, se transformer, se développer.


Et le grand mélange, au fil des vents, au gré des courants, dans les voiles des navires, les traces des caravanes,
dans les paniers des marchands, les pattes des animaux, la noix de coco est faite pour flotter.

Anémochorie, autochorie, barochorie, hydrochorie, zoochorie, anthropochorie
.

Hatshepsout reine d’Egypte ramena l’arbre à encens du pays de Pount.


Capucine du Mexique, rose de Perse, buddleia de Chine, robinier d’Amérique, mangue de Malabar, pastèque du Soudan, tulipe de Turquie…


L’arbre, berceau, refuge, abri, source…, les bouleaux pionniers capables de supporter les climats glaciaires, les pins puis les noisetiers, les chênes.


Francis Hallé jardinier planétaire, protéger 70 000 hectares d’une forêt en Europe de l’Ouest, la laisser évoluer sans intervention humaine et peut-être voir renaître dans quelques siècles une forêt primaire.

#10 La Part des Anges
Voyager au-dedans, se laisser aller dans les vapeurs dorées, ambrées, fumées, tourbées

Comme poussée par le ciel de nuages en dégradé de gris, une construction blanche, assemblage de quatre entités de hauteurs différentes, trois toits pointus et une cheminée clocher. Au premier plan une cour bétonnée déserte marquée de traces de pneus. Une rampe permet l’accès à la porte d’entrée au premier étage du bâtiment principal qui en comporte trois. Des futs de bois reliés par une chaine délimitent une zone interdite aux véhicules.

Sous un hangar lumineux les parois lisses de quatre alambics reflètent les lumières, ils sont posés sur une plateforme comme des poires géantes mordorées. Des panneaux noirs de commandes sont fixés dans un mur de briquettes rouges brillantes en contrebas. Des tuyaux de différentes grosseurs et couleurs filent le long des murs et du plafond, un escaliers de métal dessert la plateforme avant de bifurquer en sens contraire vers les étages

Bâtisse de grosses pierres grises aux murs percés de hautes fenêtres en ogives, massive et austère, style néo indifférencié avec petit clocher à deux pointes. Un muret bas et large devant une haie taillée sépare la propriété de la route. Sur la gauche une petite remise avec auvent et de l’autre côté dans le jardin une table en bois avec des bancs On ne vient plus prier ici, l’ancienne église s’est transformée en meublé charmant.

Elle descend du ferry après trois heures d’une traversée tranquille depuis Kennacraig. Enveloppée dans une cape de laine noire, des boucles de cheveux gris s’échappent du bonnet qui descend bas sur son front. Elle marche sur cette route entre mer et tourbe, une bonne demi-heure depuis Port Ellen pour rejoindre Lagavulin Hall où elle dormira. Elle respire l’odeur de l’iode et de l’orge qui sèche, songe à la part des anges.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition

17 commentaires à propos de “#voyages | au fil de…”

  1. Merci pour votre lecture. j’aime beaucoup le travail de typo que vous avez mis en place, aves les passages en ital… et comment ça se contruit. c’est vraiment réussi.
    Et puis qu’est ce que c’est beau cette histoire de tissage collectif et de chemin de langue.
    merci

  2. Me voilà sur cette page, lisant depuis le prologue comme si je me fourrais dans ce nouveau monde comme dans un pull
    Belle évolution dans la distribution de l’italique, dans la #1 glissant de l’une phrase à l’autre, dans la #2 nécessité d’un tiret pour séparer et puis paragraphes successifs avec majuscules pour la #3
    beaucoup aimé la 3 justement avec cette histoire de tissage et de langue qui pénètre le corps peu à peu
    je suis désormais en attente de la #4, oui oui…

  3. touchée par la 3, cette langue qui disparaît, remplacée, et ce « faire sa part » en leitmotiv qui est à la fois une injonction (enfin ressentie comme) et un hommage au collectif. Et cette action si belle de tisser..

  4. elle va très bien avec ses boucles et sa cape, je lui souhaite une bonne nuit dans l’ancienne église (si c’est bien son but) pas trop peuplée de rêves d’alambics, même s’ils sont très be

  5. elle va très bien avec ses boucles et sa cape, je lui souhaite une bonne nuit dans l’ancienne église (si c’est bien son but) pas trop peuplée de rêves d’alambics, même s’ils sont très beaux…
    en fait j’aime surtout ma simplicité apparente des textes et le choix des mots qui n’a rien de simple, mais sont juste ce qu’il fait pour condenser l’image qu’ils veulent créer (les miens sont bigrement maladroits, pardon)

    • Merci pour vos mots pas du tout maladroits, bienveillants et attentifs plutôt.