#été2023 #10bis | quand Eva dit non plus rien ne bouge

Notre récit en a trop dit, le personnage est en colère. Il tenait tranquillement en silence adossé à son histoire, mais une lettre a bougé : le R. Un conflit débute entre la narratrice et Eva qui censure, grogne. Depuis le début de cette histoire, elle n'a jamais donné son accord.

Eva filtre le temps par les racines. La mort du père d’Essie est tombée sur les vies autour mais d’abord sur la sienne et celle qui était dans son ventre. C’est là qu’Eva a fait passer plus de temps que de mots dans la terre. C’est là que la lettre R n’entre plus dans la langue d’Eva, sans R après le O, avant le T. Elle sans mot, lui mort. Dans le ventre rond du O avant le Terme. C’est là vous savez les lettres penchent s’emmêlent le sens bouge peut aller dans tous les sens dire tout aura un sens parce que tout est passé dessous, visible à travers. Et on ne va surtout pas en dire trop parce que le mort bouge dans le R entre le O et le T le mort habite le mot on ne va pas le déranger dans son rien-tout-pareil on ne va pas lui faire de mal au R du mort on en a peur. Quand il a dit non il a dit non à tous les mots tous les mots parlés les mots des êtres autour de lui qu’ils n’entendaient peut-être plus ou qu’il entendait trop non-parler. Quand il a dit non Eva a dit non à tous les mots de son corps et de son histoire et de ses journées et de sa naissance et de sa disparition puis elle a dit oui. Elle s’est dit oui et elle a dit oui à son bébé elle lui a promis de la laisser sortir du O dans sept mois, de son corps à deux bouches qui feront comme lui quand il s’agira de n’en pas parler de là surtout pas de peur que les gens tombent eux aussi. De peur qu’ils rencontrent les R coincés entre les O et les T et rotent une monosyllabe qu’on connaît tous. Eva distille les événements. Inutile de les accrocher aux verbes les abriter dans des adjectifs ou les nicher dans des noms. Inutile de passer leur évidence dans le chas d’une aiguille à coudre. Un tissu veineux irrigue naturellement. Mieux vaut observer le contour d’une feuille nervurée que lire des traces impropres à la vie sur une page. Une page pour le rien-tout pareil où le non détruit tout. Eva gronde comme un animal apeuré. Elle sort les crocs.

Elle m’a envoyé un SMS pour me dire qu’elle n’a jamais eu peu des R. (Son message contient une faute de frappe). Elle dit que ce n’est pas parce que personne n’a raconté son histoire que quelqu’un doit le faire. Passer par elle sans lui demander c’est injuste. Elle dit qu’elle veut sortir maintenant. Ce n’était pas facile en partant du rien-tout pareil de ressembler aux anses, aux baies, aux gouffres de la vie d’Eva. Maintenant elle brandit des panneaux Interdiction de stationner, Laissez les territoires vierges à l’inconnu, Non à la colonisation du vide. Elle défend son passé comme un territoire autochtone. Ici vivent les disparus, inutile de répandre l’économie capitaliste le progrès et sa ruée vers l’or ou marchandises de toutes sortes, inutile de tourner autour du monde pour tout en découvrir… Sa mauvaise foi m’ébahit. Son tour du monde avec C, non rien.

En réalité Eva censure. De rien-tout pareil elle est passée à rien-qui-ne-ressemble à rien. J’aurais été fière de défricher son histoire comme rien qui n’existe jusque-là. Je pensais la faire entrer comme une étrangère, en la respectant, en lui témoignant de l’empathie. Je pensais l’avoir accueillie, mais Eva résiste. C’est l’enfant sauvage ici, une Vendredi qui a appris à survive. J’aurais été fière de brosser son portrait comme on présente une curiosité d’un pays lointain. Mais je commets une grave erreur. Je fais fausse route. Pour découvrir sa culture il faut m’en imprégner, épouser ses coordonnées géographiques. Inutile de chercher à sentir à la place d’Eva, de respirer avec elle de voir par ses yeux et marcher dans ses pas. Inutile de parler du même ventre. Mes premiers repères géodésiques s’y trouvent, est-ce une raison ?

Dans le peuple d’Eva dont je retrace en quelque sorte la disparition, dans son peuple ce ne sont pas les hommes polygames qui ont plusieurs femmes mais les femmes qui ont plusieurs hommes. Mes recherches anthropologiques ont montré que les hommes étaient choisis en fonction de leur capacité à se respecter, à ne pas s’entretuer pour leur femme. Ce sont des hommes qui apprennent à défendre des causes communes du peuple et au nom de celles-ci, de leur attachement à leur femme, de leur placement dans les besoins de celle-ci, à se faire ouvrier de la vie d’Eva. Ce n’est pas une entreprise. Ce n’est pas une communauté. C’est le petit peuple d’Eva pas plus grand qu’un nid dont les oisillons chuchètent. Les oisillons piaillent, ils babillent, ils gazouillent. Ils réclament et engouffrent leur nourriture, ils apprennent dès leur jeune âge l’éloignement, la pluralité de becquées possibles. Les oisillons se territorialisent auprès des oiseaux environnants. Ils ont du mal avec leurs ailes à échapper à leur condition d’humain. Ils aiment nicher dans les mains qui réunissent les générations entre elles, les mains dans celles de deux générations au-dessus d’eux. Eva leur apprend à migrer mais ils sont penauds leurs ailes trop grandes, ils restent en ville, nichés dans des loges incertaines. Le peuple d’Eva a toujours été un peuple en voie de disparition.

Eva m’a renvoyé un SMS pour me dire que je me rassure, son peuple résiste.

Alor c’est peut-être moi qui ne l’ai pas bien observé.

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

4 commentaires à propos de “#été2023 #10bis | quand Eva dit non plus rien ne bouge”

  1. Eva résiste, son peuple résiste, mais je ne résiste pas au plaisir de lire ce texte qui se joue des mots, des lettres et qui dit de la souffrance mais aussi beaucoup de tendresse…

    • Merci Claudine. Je suis touchée par ton retour, c’était assez difficile d’aller écrire contre mon personnage, ni la narratrice ni l’auteur n’ont trop aimé mais, il fallait y aller ! Bien à toi. Je passe te lire, j’aime te suivre moi aussi mais je me suis laissée emportée dans le tourbillon de ce texte.

  2. oh merveille ) merveille d’intelligence et sensibilité zvec touche d’astuce le premier paragraphe
    et avec le petit jeu accrocheur sur les lettres en moins la suite maintient intelligence et sensiblité

    • oh merci Brigitte. Quand c’est le personnage principal qui dit non, ça remue un peu fort pour la narratrice ! Mais on tient le coup. Merci d’être passée lire, et pour ton retour emballé !.