#été 2023 #05 Carmen

Bon je vais faire une petite pause clope, il reste plus grand-chose à remballer, c’est bon Lotie va faire les derniers cartons en râlant que j’en fiche pas une mais tant pis. Tiens ma copine qui passe, une chouette blonde, plaisir des yeux y a pas de mal, toujours bien sapée et ces guiboles sur des talons, elle l’air contente, le type avec elle aussi, un veinard celui-là, un beau couple, l’air heureux à voir comme ça, pas l’impression qu’elle va s’arrêter pour causer aujourd’hui, elle nous fait juste bonjour de loin, ils vont pour traverser direct. Allez c’est fini la pause, un dernier voyage jusqu’au camion et on décolle direction maison qu’on se pose un peu. Dis-donc elle va vite cette bagnole, merde mais qu’est-ce qu’il fout le chauve, mais freine bon dieu, tu vois pas c’est orange ! C’est pas vrai, il l’a shootée ce con, c’est pas vrai…

J’en peux plus de ces cartons et lui-là qui lorgne toutes les nanas qui passent, le temps qu’il range une caisse j’ai fait trois voyages et il s’arrête toutes les deux minutes pour fumer une clope, depuis trente ans j’y suis habituée, c’est pas un mauvais bougre mais là ce soir je suis crevée j’aimerais bien qu’on termine fissa. Tiens voilà Carmen, j’espère qu’elle va pas s’arrêter, ce soir j’ai pas l’énergie de causer, en même temps y a pas trop de risque elle est avec son nouveau copain, de temps en temps depuis janvier elle est accompagnée, je sais que c’est depuis janvier parce que je me suis dit qu’elle l’avait rencontré au réveillon, un beau gars d’ailleurs, aussi brun qu’elle est blonde, plus grand qu’elle et pourtant elle est pas petite, c’est sur son chemin quand elle rentre du boulot, elle est du métier, les fringues aussi mais en magasin pas comme nous les marchés. Ils ont l’air de bien rigoler tous les deux, tant mieux ça fait plaisir de voir un beau couple comme ça, bon ça va ils ont l’air pressés, ils traversent, faudrait attendre un peu là c’est encore orange, hé là qu’est-ce qu’elle fait la bagnole rouge, elle arrive trop vite, faut s’arrêter là, y a un feu, elle va trop vite, elle va passer à l’orange, elle va pas s’arrêter, oh non, non, non, c’est pas vrai, Carmen …

Mince déjà six heures et quart, je vais être en retard, avec le monde sur la route j’en ai encore au moins pour dix minutes avant d’arriver au théâtre si j’ai pas de bouchons et je vais devoir tourner pour trouver une place, toujours pénible de se garer là-bas. Mais qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir le chef et pourquoi me donner rendez-vous aussi tard, m’a juste dit que c’était pour la nouvelle organisation, j’aime pas ça, ça sent pas bon avec mon CDD qui se termine à la fin du mois, il m’a pourtant parlé d’en signer un nouveau pour le prochain spectacle. C’est sûr ça manque pas les électriciens dans le milieu, c’est les spectacles qui manquent et ça s’arrange pas, j’aurais peut-être dû rester dans la boite du frère, moins folichon mais moins de soucis. Ah ça y est je vais encore me prendre le rouge, ah non j’y vais là je passe c’est bon, hé mais qu’est ce qu’ils fichent tous les deux, ils vont quand même pas traverser, hé les gars c’est orange, c’est pas vrai, merde, merde…

Carmen, Carmencita, Carmina, elle me traine partout et je me laisse faire, ce soir on va chez ses parents, le grand jeu un peu tôt pour moi mais elle est persuasive la Carmen, je me reconnais pas là, les amis non plus me reconnaissent pas mais c’est peut être la bonne cette fois. Méfie toi mon gars, je suis pas certain moi pour l’appart ensemble, ça va un peu vite tout ça, quel trouillard je fais si j’essaie pas je saurais pas, à 38 ans c’est peut-être temps le foyer, les enfants tout ça. Je ne sais pas ce qu’elle me trouve mais au moins je la fais rire Carmenita, j’aime la faire rire. Je suis pas pressé d’arriver chez les parents, j’espère qu’elle va vouloir s’arrêter pour papoter avec ses copains du marché, les marchands de vêtements, elle adore ça les fringues Carmina et elle connait tout le monde mais non pas ce soir, juste un bonjour de loin, bon allez courage ce sera vite passé et après on rentre chez moi. Elle, elle est pressée, elle tire sur ma main pour avancer, attention la bagnole là, attention, attention Carmen, non, non c’est pas vrai Carmen…

J’adore quand on se balade tous les deux, j’adore tenir sa main et quand il me fait rire, j’aime son humour et son sourire jusqu’aux yeux aussi, et là j’arrive plus à m’arrêter de sourire, ça y est il a dit oui pour l’appartement, il est d’accord pour qu’on emménage ensemble, j’ai plein d’idées pour l’appartement, je veux un balcon qui donne sur la forêt, je veux voir les arbres le matin, je dois donner mon préavis tant pis si on ne trouve pas de suite, on peut rester chez lui, pas le temps de m’arrêter pour papoter avec Lotie et Perez, je veux pas arriver en retard chez les parents ils doivent être déjà en train de guetter par la fenêtre pour nous voir surtout pour le voir lui, il faut un bureau aussi et une chambre d’amis, allez on presse un peu, c’est bientôt rouge, on y va…Encore un peu de ciel, je ne sais pas si j’ai mal, je n’arrive pas à remuer, je ne sais pas si je sens quelque chose, je ne sais pas si j’entends quelque chose, je sens que ça coule, je vois un visage penché sur moi, je ne sais pas si je vois un visage penché sur moi, je vais me lever…

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition