#été2023 #07 | Francesca Woodman

Elle est comme un peu tassée. Au fond de la pièce. Dans un rocking-chair dont les appuis-bras et les pieds semblent taillés en une seule volute. L’assise est en rotin. Elle a pris la peine d’y poser un coussin. L’un de ceux qui sont depuis toujours au salon sur le canapé de cuir beige usé. Elle l’avait acheté, quelques années plus tôt, dans un magasin immense à haut plafond, où les néons éclairent une vingtaine de canapés de différentes couleurs, différentes matières et style, entre les meubles de cuisine et les dressings. Un canapé dépareillé par rapport à l’ensemble du mobilier du salon : le buffet Henry 4 massif et sombre, aux colonnes tournées en torsades et portes sculptées, surchargées d’épi de blé et de nature représentant les quatre saisons (une par porte) ; la table assortie recouverte d’une nappe fleurie ; la commode en merisier aux boutons de tiroir cuivrés surmontée d’une télévision toujours éteinte ; le fauteuil Voltaire au velours rouge placé devant la cheminée, à droite, juste sous le cadre où figure une reproduction — beaucoup trop sombre — des Glaneuses de Millet.
Elle est assise sur le coussin posé sur l’assise en rotin du rocking-chair dépareillé par rapport au reste du mobilier. Face au buffet, tout au fond de la véranda. Elle garde toujours grandes ouvertes les deux portes-fenêtres la séparant du salon lorsqu’elle s’assied dans la véranda.
Elle dit toujours qu’elle aime s’assoir sur le fauteuil Voltaire : son assise ferme et accueillante, son dossier délicatement incliné qui appelle au bien-être, et le beau velours rouge bordé de clous de cuivre, choisi lorsqu’elle l’a fait retapisser, quelques années plus tôt. Elle n’a jamais manifesté aucune attirance pour les rocking-chairs, quelles que soient leurs matières, couleurs ou style. Pas plus qu’elle n’a exprimé un quelconque bien-être au flottement doux du corps que procure leur balancier.
Elle est assise, dans la véranda. Elle ne se balance pas. Sur ses genoux, elle a posé -à trois quart ouvert-un livre de Pierre Loti aux pages très fines et nombreuses et à la couverture blanche. Elle a toujours aimé lire Pierre Loti. Elle l’a lu et relu. Les caractères sont minuscules et elle ne peut plus le lire sans ses lunettes, qu’elle porte toujours sur le bout du nez avec un cordon autour du cou pour ne pas les égarer. Entre deux lectures, elle range le livre dans sa bibliothèque quadrillée de petits carreaux de verres biseautés alignés sur la façade de bois brun et déformant la vision des tranches des livres debout derrière l’angulation du verre. Ceux rangés juste à côté de la tranche blanche et imprimée en gros caractères « Pierre Loti » qu’elle prend lorsqu’elle veut lire. Elle aime lire dans le fauteuil Voltaire à côté de sa bibliothèque. Elle aime aussi écouter de la musique. Quelques années plus tôt, elle écoutait toujours de la musique lorsqu’elle s’asseyait dans le salon, sur son fauteuil Voltaire. Le tourne-disque trônait sur la commode aux boutons de tiroirs cuivrés. Surtout le vinyle noir au centre rouge, celui sur lequel figurait en petits caractères «  Dans les steppes de l’Asie Centrale » Alexander Borodin. Elle aime écouter Alexander Borodin tout autant qu’elle aime lire Pierre Loti.
Elle est assise, sur le coussin du salon, qu’elle a posé sur le rocking-chair de la véranda. Le livre de Pierre Loti ouvert sur ses genoux. Elle ne lit pas. Ses lunettes pendent, immobiles, au bout du cordon passé autour de son cou. Elle regarde au loin. Au travers des vitres invisibles de la véranda.
Que regarde-t-elle ? Le chèvrefeuille dont l’épais feuillage est parsemé du jaune vif des minuscules pistils odorants et du va-et-vient incessant des abeilles au ventre doré rayé de noir, qui mange en grande partie le paysage. Derrière, le clocher aux tuiles rouges de l’église fait ricocher le soleil en éclats et ses cloches cuivrées carillonnent toujours l’heure exacte. Plus loin, les laboureurs dans leur moissonneuse-batteuse récoltent le blé mûr et le recrachent dans les remorques des tracteurs comme de gros scarabées verts se déplaçant en ligne sur les carrées de champs couleur paille de l’été. Au fond, les montagnes, parfois vertes, parfois brunes, souvent grises et leur sommet toujours saupoudré de blanc. Il est possible qu’elle ne regarde rien. Peut-être juste son reflet sur les murs transparents de la véranda.
À quoi pense-t-elle ? D’autres paysages, d’autres natures, d’autres montagnes ? Peut-être juste aux steppes désertiques balayées par le vent de Borodin. Ou bien aux plaines sauvages d’Amériques que lui racontait toujours son père. La voix empreinte de la nostalgie des voyages entrepris et jamais achevés. Elle aime les voyages. Elle n’a fait qu’un seul grand voyage. Elle est allée visiter le Japon. Avec sa sœur ainée.
Dans la commode aux boutons de tiroir cuivrés, elle a rangé son petit carnet. Celui à la couverture cartonnée marbrée de rouge. Les pages sont recouvertes de son écriture fine, aux majuscules à volutes racontant les fleurs blanches des cerisiers, les temples aux colonnes fragiles et aux toits tout plats relevés sur les bords comme pour saluer les montagnes aux pointes si hautes qu’elles sont toujours enroulées dans les nuages.
Face à elle, tout au fond du salon derrière la porte sculptée de feuilles automnales, celle en haut à gauche du buffet immense et sombre : le service en porcelaine fine, rapporté comme un souvenir de voyage, veiné de dessins fleuris aux délicats traits bleus.
S’en souvient-elle ?
Elle est comme un peu tassée. Le regard au loin. Le livre de Pierre Loti sur ses genoux. Les cloches de l’église sonnent l’heure passée, puis se taisent. De son index droit, elle tourne une page.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

4 commentaires à propos de “#été2023 #07 | Francesca Woodman”

  1. J’ai écouté la musique en lisant « l’histoire », un régal d’une grande douceur. Merci