#été 2023 #08-08bis | Lignes de bus

et j’sais plus comment elle s’est présentée, j’revois le moment où elle est partie, où elle est descendue du bus, à la Victoire, en m’laissant ce bout de papier, un bout de papier crème de son agenda j’crois, une poignée de lignes rouges et les chiffres et les lettres noirs de son numéro et de son adresse, le numéro j’sais plus, mais l’adresse oui, facile à retenir, le 1 place Gambetta, j’allais souvent à cette place pour la bouquinerie, j’suis jamais allé chez elle, et y avait peut-être son nom et son prénom sur ce bout de papier, j’aurais pu y aller, j’ai jamais osé, mais j’me souviens pas, j’me souviens pas comment elle est arrivée, sinon comme une ombre s’installe à côté de toi, pris comme on peut l’être dans la lecture, et je m’souviens que c’était un numéro des Inrocks, que c’était la rentrée pour moi, première année en Lettres, parce que j’lui avais parlé des œuvres au programme, ça devait être un numéro de fin octobre, peut-être celui de Placebo en couverture, plutôt de Godard au moment de ses Histoire(s), et le magazine avait titré God Art, et j’étais plongé dans le magazine, j’lisais sûrement pas l’article sur le cinéaste, plutôt une chronique d’album facile à lire dans le bus, une chronique aux pages rock et leur liseré bleu, un bleu roi courant sur la longueur des pages paires, en feuilletant d’abord pour savoir quoi lire, le majeur de la main gauche sur le bout de la langue et sa lunule mouillée sur le coin, en haut à gauche, des pages, dans le bleu roi, à côté du mot rock, et peut-être que j’y suis allé direct, le magazine en tuile d’abord dans la main droite, la gueule de God-Art coupée en six dans cette couverture partagée en 30 cases, dont 21 avec des images d’Histoire(s), 2 pour le titre et une pour une espèce de légende, et j’aurai eu le magazine en tuile dans la main droite et je l’aurai ouvert en allant direct aux pages bleu rock, la tranche entre l’index et le pouce préhenseur de la main gauche, laissant défiler les pages du magazine jusqu’à la page voulue, jusqu’à la dernière page cinéma, à liseré rouge, tombant d’abord sur l’image, en noir et blanc, le visage d’une femme qui parle ou qui crie, du film Native Land, jamais vu, et un œil sur la page d’en face, un choix de film dans le programme télé de la semaine, intitulé Promotion canapé, et la tête inquiète de la jeune Jamie Lee Curtis, la main levée tenant un couteau de boucher, pour Halloween de John Carpenter, pas vu non plus, et un bandeau vertical tout à droite, la promotion d’un festival consacré à Keaton et Fatty, on aperçoit leurs têtes de jeunes premiers en grooms éberlués, et j’aurai tourné la page pour les chroniques rock, à liseré bleu roi, le bus se sera arrêté à un moment donné, les freins auront sifflé, la carcasse se sera ébrouée, elle aura été ballottée par les celles et ceux qui seront montés, ils et elles seront passés comme des ombres, et l’une d’elles, Je peux ? se sera installée là, à côté de moi, elle peut, sans avoir à relever la tête, sans avoir à décoller le front du siège d’en face, de la têtière peut-être, en velours gris persillé de traits rouge et bleu, et ça sentait quoi déjà ? avec toutes ces têtes et toutes ces mains qui se seront appuyées là, sur ce velours frotté, à demi effacé, et j’aurai lu les titres d’abord, la double page de « la galette des rois », titre en milieu de page, en gris, en noir, les noms en gros, les articles plus petits, dans un cercle esquissé par l’agencement des lignes décrochées de la chronique, on tourne, une page, une autre, la pochette d’album, un gros type en t-shirt marron et jean noir, lunette de soleil, une cigarette en main, une grosse montre argentée, il marche dans la rue, You’ve got a long way, baby, on bouge à côté, quelque chose sur les genoux, comme un bras, une main dedans, un jeu d’ombres et de lumières par la fenêtre, les façades grises, des fenêtres, des portes, un mur d’affiches, une rue, un bout de ciel et de soleil, un passant, C’est les Inrocks c’est ça ? une voix de femme assez grave, de longs cheveux bruns, c’est ça, elle était jolie mais son visage m’échappe, en quoi elle était jolie ? un sac sur les genoux, un petit sac en cuir, le dossier gris à petits traits rouge et bleu, une barre de métal chromé, une silhouette vacille sur fond de lumière gris bleu, « Stéréo-laboratoire | Avec ses brillants états de service, ce trio cultive le corps comme », et les freins qui sifflent, le bus à l’arrêt qui ronronne, la vitre en vibrant, quelque chose à claquer derrière, le feu rouge de la barrière, « le cerveau, aussi scientifique que charnel », sa structure verticale noire, ses piétons qui se dispersent, le flot des véhicules sur le boulevard, un train de formes et de couleurs, la masse immobile d’un vieil arbre de l’autre côté, le chien à la fenêtre, le chien monté sur on ne sait quoi, campé sur ses pattes avant au rebord, à regarder les gens passer, d’un côté, de l’autre, un petit terrier, sûrement un jack, le poil fil de fer, blanc sauf la pointe de la queue, la tête fauve, foncé, sur les yeux et les oreilles, un liseré blanc entre les yeux et c’est comme un masque, et une espèce de rictus dans la gueule, qui allait d’un côté, de l’autre, Et c’est qui cette semaine ? — Godard — Ah ! pour le nouveau film ? — Sûrement. — Tu l’as pas lu ? — Le film ? — Non, ta revue. — J’commence juste. — Tu lis quoi alors là ? Mais pardon, j’te dérange peut-être ? non, elle dérangeait pas, pas ses questions, et le bus se remet à ronfler sec, à souffler dur, les vitres en tremblant, le chien a l’air de te suivre des yeux, on passe le feu au vert, on traverse la barrière, la masse noire du vieil arbre et celle de l’article, brouillée, ça cahote, « de brouiller les cartes, de susurrer les merveilleux Snow white ou Love letter, comme des comptines enfantines, alors que le décor, lui », et alors il y a ce qu’elle dit, la main dans les cheveux, incessante, dans un sens, et puis dans l’autre, la main gauche dans ses cheveux longs, souples, bruns ou châtains, des cheveux qui retombent sur ses épaules, reviennent sur yeux ronds, ouverts comme des bouches sombres, sans autre fond visible que l’arête du nez entre les deux, la ligne douce, peut-être légèrement bosselée, le bout frémissant par où glissent les mots, les lèvres rouges, brillantes, dés-articulées, un point de fossette sur la joue droite, creusant l’aplat d’un fond de teint rosé, sablé, fuyant sous un menton hardi, agité, des phrases à n’en plus finir, les cheveux d’un côté, de l’autre, à ne plus rien se souvenir que par un jeu de mots, de pièce ou de morceau, en chair et en lettres, chateaubriand, et puis les freins à siffler, la main dans le sac, le stylo, le bout de papier, le monde qui se lève, le brouhaha, le bruit des pas, des vêtements, des sacs, des voix, les ombres en file dans l’allée, un ticket de caisse chiffonné en fait, l’agenda c’était le mien quand j’ai recopié un peu plus tard, les lignes effacées, à plat sur le cuir grège et gaufré du sac, sa main gauche à écrire, les lettres, les chiffres, en italique et vite à remballer, à se lever et filer, la rature sur le dernier mot, le e dans l’m, tu vois, et le signe de la main quand le bus s’ébranle, expire au démarrage, à claquer des vitres, pour mieux lire sur le rouge des yeux, une mèche au bord des lèvres, et alors Tu m’appelles ? et comment, comment !

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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