# été 2023 #10(08) | de ce côté-ci du monde (4)

C’est un stylo il écrit en orange – la couleur de l’encre – je le prends et le mâche, cette espèce d’oralité peut-être pour me taire me faire taire – le stylo sert à occuper la bouche – les tirets à construire quelque chose à son sujet, sur le métier cent fois – dans le même espace-temps – et encore cent fois à nouveau (un truc d’obsessionnel, mais pour quoi faire ?) intégrer est la fonction inverse de dériver – pour quoi en faire surtout – gagner sa vie et la perdre à la gagner – avant-hier un mail au commanditaire, réponse immédiate : je serais absent jusqu’au tant – c’était pour annoncer mon refus de l’obstacle mais je vais revenir sur cette décision prise à l’emporte pièce un jour de creux de mois d’août – je vais poser sur la platine Jean-Marie Tête et ça ira bien (I securo prima o doppo si sa) tôt ou tard cela se sait c’est certain – il s’agit aussi de ces amis perdus de vue, le contact est dissous, rompu mais alors un cadeau de Noël ou d’anniversaire, il consistait en deux places à l’Alhambra, il y chantait, GianMaria Testa (sur la scène, ce soir-là, il s’intitula lui-même Jean-Marie Tête : il était en train de chanter en France – c’est pour ça) et Erri De Lucca l’avait, sur scène, rejoint, il froissait du papier pour marquer le rythme, il y a un article sur le père de cet ami, peut-être pas sur sa mère (en rêve j’ai revu la mienne, derrière son drap jaune, elle disait « non non » dans une clinique de Nanterre, elle venait de me demander une cigarette mais elle n’avait plus le droit de fumer et moi ça faisait cinq ans que je ne fumais plus) mais peut-être oui, quand même, il faudrait que je regarde* – ça me ferait changer de braquet (métaphore cycliste mais j’agonis le vélo) c’est embêtant, l’inspiration descend d’un cran comme quand un bébé crie dans la rue – ça existe ça, l’inspiration ? et ensuite vient son inverse, l’expiration ? – en été les fenêtres sont ouvertes sur la rue – cette femme vendait des dessous de soie ou pas – cette chanson (Luna Park) qui fait « en soie en fil ou en pilou » – sur les grands boulevards, une boutique à côté du Max Linder, le souvenir vague de ne jamais l’avoir vue, jamais ne lui avoir parlé, son mari aimait la musique dite grande – un soir son fils l’emmène à Bastille écouter Verdi, Bellini, Mozart, Bizet oui, Bizet – refus du champagne, du toast au foie-gars à l’entracte, non merci – puis elle s’en alla vivre à Maison-Alfort, bien plus tard sur la fin de sa vie, ses enfants lui prirent un appartement sur la place de la Réunion – là où elle vivait ça faisait trop loin, tu comprends – souvent j’ai dans le souvenir le sort fait aux vieillards pendant cette pandémie d’opérette – le port du masque y est obligatoire – se passer les mains au gel y est fortement recommandé – remplir son attestation sous peine d’amende – on sort une heure, un rayon d’un kilomètre comme si on était des arpenteurs avec nos fils à plomb et de fer à la cheville – les visites sont interdites on ferme les jardins et les parcs – qu’ils crèvent seuls, quelle importance au regard du virus ? – souvent dans l’idée que ce déménagement l’a poussée hâtée vers sa fin – les vieux ça ne devrait pas vieillir, jamais – ce qu’on fait des nôtres (« ce qu’on fait de vous, hommes femmes » dit le poète) – elle, cette dame-là, H. donc n’a pas survécu plus d’ un an et demi à son mari – rentré chez lui, début 20, après un passage à l’hôpital, il a lâché « c’est fini pour moi » et s’est tourné vers le mur – puis il est parti – un air de Schumann hante son regard – installée dans cet appartement de la place de la Réunion, sa femme s’y trouve plutôt bien, elle descend sur la place, sur un banc elle s’installe et le temps passe – elle y rencontre une femme qui devient presque instantanément son amie, une amie à quatre-vingt-douze ans, jeune peut-être quarante ans, quelqu’un en qui elle peut porter sa confiance – à un moment ils avaient déménagé (où était-ce ? en Seine-Maritime ou du côté de Lisieux) depuis le 12, une rue parallèle à l’avenue Daumesnil – un appartement vu une seule fois, mais elle, ce jour-là, elle n’y était pas – lui vivait sur les routes, (merco noire) devait représenter une marque ou deux, vé erre pé ça ne se dit plus mais ça existe toujours multicartes en retraite fin des années quatre-vingt – on peut en voir parfois dans les tabacs clopos jeux à gratter alcools et verres à l’effigie – leur naquit un fils, il est resté unique, ils le mirent en pension jusqu’au bac au fin fond de la Seine-et-Marne, Provins ou quelque chose – puis il se loua une chambre, passage du Génie, c’est encore dans le 12, la paya avec ses salaires de pion ou de surveillant de cantine, plutôt – et puis la maison à la campagne, c’était trop loin, ça a été trop loin (de quoi, c’est toute la question), de Paris peut-être et il y avait trop de choses à faire, une maison tu comprends bien, le jardin aussi, il me semble qu’ils firent une étape du côté de Louveciennes (une ville huppée du sept-huit), je peux me tromper, mais c’était encore un peu trop loin – et puis un appartement avec à ses pieds le métro Balard-Créteil ce sera mieux – il disparut la tête tournée vers le mur et on décréta qu’elle commençait à perdre la tête, elle avait été retrouvée un peu hagarde à quelques centaines de mètres de chez elle, perdue, quelques semaines après la mort de son mari – il valait mieux, pour elle d’abord sans doute, se rapprocher – cet appartement dans une résidence, cossue, bien gardée, sécurisée, deux pièces, traversant, très bien, on lui portera ses repas, elle mangera et elle sera bien elle sera mieux que loin de nous – non je ne les connais pas, je les ai croisés à la naissance du premier et du second de leurs petits-enfants – des garçons – pas celle du troisième, non – la bru n’a fait que des fils – je ne connais même pas leurs prénoms (en vrai, si) – césariennes diaconesses dans le 12 toujours – le même espace-temps, lui était de 25, elle de 30 il me semble le savoir – les circonstances de son départ à elle me sont cachées, c’est ma mémoire, elle se refuse à les évoquer – pratiquement je ne l’ai jamais vue, pas très grande, cheveux bouclés châtains, lui était assez chauve je me souviens de son air tellement étonné à la naissance de son premier petit-enfant, les Diaconesses, oui, dans le 12 – j’ai oublié tant mieux mais c’est sûrement là, l’affect y est en tout cas

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

4 commentaires à propos de “# été 2023 #10(08) | de ce côté-ci du monde (4)”

  1. Ces agacements entre parenthèses me réjouissent toujours, je m’y perds un peu comme d’hab, pas assez suivi pour saisir le fil conducteur, mais ce couple de vieux, ce qu’on fait d’eux, terrible, si juste.

    • @Catherine Plée : il y a un truc d’interprétation : je me disais que c’était un peu trop sur un versant, un ton, une présence un peu cruelle vis à vis des enfants qui préfèrent que les vieux aillent bien – une façon de les rapprocher, de les garder aussi proches – aussi… aussi parce que lorsqu’ils vivent loin, on « perd » du temps à aller les voir et revenir – on a autre chose à faire etc. – on n’y va pas si souvent,on culpabilise probablement
      les parenthèses sont agaçantes c’est vrai : elles viennent ensuite souvent mais merci d’avoir lu Catherine, et du commentaire

  2. euh… je ne disais pas parenthèses agaçantes, non pas, mais agacements entre parenthèses (pas toujours, souvent des précisions) donc moi réjouie, pas du tout agacée ! oh et puis les vieux avant d’être des vieux ont parfois été des parents un peu chiants, on se venge, je dis ça, ceux de ton texte me touchent, déplacés par commodité, reste à savoir si les chiants sont plus mal traités que les autres et ça c’est pas sûr, je m’emberlificote, là!

  3. je ne saisis pas tout comme d’habitude, je ne sais plus trop où est le fil avec les propositions d’avant ni même celui avec la proposition en cours, mais que fait donc le personnage quand on le laisse tranquille ? ça alors toi, jamais tranquille c’est sûr, c’est pas ton genre, toujours à agiter les vivants et les morts dans tous les sens dans toutes les villes et les pays de ta mémoire, et cette valse finit toujours par nous parler, et comme souvent l’histoire arrive seulement à la fin
    et puis ta forme à toi, fragment /tiret/fragment/tiret dans laquelle je suis rentrée, ta façon à toi de rentrer tes mots et qu’on finit par adopter quand on te laisse un commentaire….