#été 2023 #09 | La pièce du boucher

Les courses, il les emportait dans un bac en plastique multicolore, à fond noir, pliable. Il est aujourd’hui dans le garage, tout en haut d’une étagère, contenant l’huile et le liquide de refroidissement de la voiture, et le vieux cric de sa vieille Fiat, parfaitement inutile.                                                              Sa mère faisait les courses au supermarché. Parfois, il l’emmenait et choisissait ceci ou cela. Des variantes dans rien que de très commun. Des tagliatelles telle semaine, par exemple, au lieu des spaghettis, des nids de lignes lovées plutôt que des brins de lignes droites. C’était histoire de changer de forme, et ça faisait déjà une raison de vivre peut-être, mais c’était toujours la même pâte, la même industrie de l’époque. Elle a pas dû beaucoup changer d’ailleurs. Idem pour le reste. La semaine en bouteilles, en sachets, en paquets, en boîtes, en packs, les jours carton, plastique, cellophane, en verre, en fer, des instants sous vide. Mais il repartait pas aussi sans un bon morceau, et quelques mots comme ça, de ce qu’on pourrait nommer le boucher de famille. Biguereau, le boucher ambulant, qu’il a toujours connu. Biguereau, le père d’abord, et puis le fils. Et une belle pièce de chair et de sang.                                                         Étrange, ces personnes qu’on connaît pratiquement qu’à travers leur métier, une fonction et toujours les mêmes gestes, souvent le même type de conversation sur la vie des uns et des autres, tel et tel jours, au même moment, été comme hiver, sans défaillir ou rarement (les vacances), tout un dispositif qui font d’elles des personnages, à la limite, secondaires voire tertiaires, mais qui néanmoins vous accompagnent un bon bout de chemin dans la vie, en réapparaissant l’espace d’un instant de temps en temps, le même certainement, même après une vingtaine d’années, et le fils a pris le relais du père à la retraite. Il aura pas eu le temps d’en profiter.                                                           Biguereau, les vendredis au soir. Ou les samedis. Oui, les samedis. Les vendredis c’était la poissonnière. Comment elle s’appelait Madame… ? Elle pesait sa marchandise en livres.                                                                                         Les livres, il a pas dû comprendre la première fois qu’il en a entendu parler devant un étal de poissons brillants dans un bac en polystyrène rempli de glace pilée. Est-ce qu’il les a cherchés dedans ? dans le camion ? il a demandé où ils étaient ?                                                                  Elle avait un J9 blanc. Elle faisait sa manœuvre dans l’allée pour faire demi-tour et se garer sur le bord de la route, prête à repartir. C’était la seule à faire ça.                                                Elle ouvrait juste la vitre arrière, pas les portières, et elle était là, derrière un petit comptoir aménagé.                                                                       C’était le vendredi soir qu’elle passait, la poissonnière. Ou le samedi ? Non, là c’était bien Biguereau, vers huit heures. Elle, c’était le vendredi. Avant midi.                                                   C’était Madame… ?                                                   Tout se passait là, derrière. C’est pour ça qu’elle faisait demi-tour aussi. Et quand on est tout petit, on voit rien, on monte sur le rebord, on s’accroche aux portières. Elles étaient peut-être ouvertes.                                                                  On la revoit sans âge, cheveux courts châtains, mèches blondes, les yeux noisette, peut-être quelques rides autour, accentuées par son sourire, en blouse blanche, menue, entourée de bacs en plastique bleu, d’autres blancs en polystyrène et ça sentait quoi ? Un stylo dans la poche poitrine, une balance électronique sur le comptoir, à gros chiffres. Le même œil terne de la truite, de la sole, du hareng, la même bouche bée.                                                 La marée ça sentait, mais pas que. Sûrement un peu du produit qu’elle passait pour nettoyer, le soir après la tournée. Une substance javellisée. Une odeur assez forte en fait, mais étouffée par celle des poissons, des crustacés, des fruits de mer. Et des pibales, tiens, quand c’était la saison. La grande marée sous le soleil, peut-être, dans le bouquet d’algues luisant, pneumatique, plus ou moins crevé, dans le sable affouillé par les rouleaux de l’huître à gober, trois quatre micro-bulles en reste d’une pelletée de vagues mousseuses à l’entrée des bigorneaux, le petit crabe pas encore digéré de la moule qui s’entrouvrira à peine. Et puis une soupe primitive de bactéries et de mycobactéries à l’œuvre sur les carapaces et les écailles ?                                         Madame… une infirmière, on aurait pu croire. L’assistante du dentiste. Ça peut sentir un peu comme ça chez le dentiste, déjà dans la salle d’attente, va savoir avec quels produits. Encore que, ils ont peut-être bon dos. Le microbiote buccal, c’est aussi est une espèce de forêt primaire luxuriante largement inexplorée qui abrite, dans des niches écologiques peut-être insoupçonnées, des milliers d’espèces, des millions voire des milliards d’êtres. Va savoir comment ça fraye là-dedans et ce que ça produit, ce que ça engendre, et les mutations. La chimie industrielle n’a qu’à bien se tenir. Et quand on sait qu’une dizaine de secondes d’une pelle bien roulée c’est environ 100 millions de bactéries échangées, pas étonnant que le dentifrice tienne en bouche qu’une dizaine de minutes et que le matin au réveil c’est toujours avec une haleine de fauve. Heureusement, il en savait rien et ME non plus. Sauf pour la langue chargée.                                                      Les pibales, des civelles par centaines, dans le sac plastique bleu agité. Qui glissait entre les mains. À la poêle, dans un peu d’huile, de l’ail et du persil (salez, poivrez), elles perdaient leur transparence et devenaient blanches, laiteuses. D’un coup. L’huile bouillante ça saisit, et c’est si fin les pibales. Pas le temps de souffrir. En tout cas pas comme le tourteau dans l’eau bouillante, à racasser dans la casserole, à faire trembler le couvercle.                                                   La balance indiquait le poids en kilos. Je sais, il faudrait dire masse. Le poids, c’est une force. Mais pourquoi la conversion en livres ? Et pourquoi au féminin ? Il a bien fini par comprendre que c’étaient pas ceux en papier, des histoires noir sur blanc, et plein d’images. Il a fini par savoir, dans ce qu’on lui a dit et dans ce qu’il a lu, que ça valait grosso modo un demi-kilo, et qu’en fait la valeur était pas fixe, que ça variait entre 380 et 550 grammes. À Paris, c’était 489 grammes, précisément. Autant dire qu’en matière de livres, fallait pas être à cheval sur le principe des chiffres en fonction du lieu. On était loin du nouvel étalonnage du kilo, basé sur la constante de Planck qui immatérialise aujourd’hui la chose jusqu’à la prochaine fois mais pour un bout de temps.                                                                                             Elle parlait de… et de… Madame… elle disait que… mais quoi… ? qui sait maintenant ? Les petits étaient déjà repartis, sûrement pour jouer avec le chien. Avec Biguereau non. On parlait mais pas beaucoup. Pas vraiment. Pas au début.                                                         Du genre æromonas ou pseudomonas pour la décomposition? Mycobacteriaceæ ?                                                                 La variété des livres, à croire que c’était en fonction de ce qu’il y avait à peser. Que ça se redéfinissait en temps réel en fonction des choses, des formes, des quantités, dans la main comme dans l’œil. Que ça relevait de l’expérience. Et peut-être même d’une espèce de négociation avec la nature des choses, des êtres. Un peu plus, un peu moins. Un peu plus dur, plus mou. Plus mat, moins humide, plus ou moins fétide. L’œil déjà laiteux, bouilli, caillé, du merlu. Ou le rose iridescent dans les crevettes transparentes, le nombre de côtes tachetées des Saint-Jacques, la darne de thon la plus proche d’un fer à cheval rouillé, les pattes de l’araignée prête pour La Guerre des mondes. Avec la pesée en livres, si c’était la pâte des choses, du réel, qui avait eu son mot à dire ?                                      Biguereau, des fois, certains, qui croyaient déconner, l’appelaient Gros Bit. Mais jamais devant lui. C’étaient pas eux qui montaient au camion acheter la langue de bœuf, les travers de porc, dont ils se régalaient.                                           Bonsoir jeune hommeAu revoir Madame… Comme ça… ? Avec ça… ? Ça vous fera… Merci. C’était à près tout. Il allait à l’essentiel. Du moins au début, quand il a repris la suite de son père, tout jeune. Avec le temps, on apprend à se connaître, on brode un peu plus, on se soucie un peu plus des uns et des autres. On trouve sa place au milieu aussi, et on comprend peut-être quel relais on est à déambuler chez l’un, chez l’autre, quel foyer de nouvelles. Et puis de toute façon, avec Dada, la parole…                                           Son TUB, type H, s’ouvrait sur le côté, avec une manivelle. Le crochet pour déplier le comptoir et découvrir la vitrine réfrigérée des charcuteries, des volailles, des fromages, quelques produits laitiers courants. Les frigos derrière. La belle balance type R24 à aiguille, deux plateaux émaillés blancs, un grand et un petit pour les poids, l’un d’eux écaillé sûrement. Une Lutrana, ou SFAM. Et avec, Biguereau parlait aussi de livres.                                             Est-ce que des saucissons, des saucisses sèches, un ou deux jambons pendaient au-dessus de la vitrine, avec le risque d’être bringuebalés en route, décrochés ?                                                        Il parlait pas beaucoup. C’était le travail de Dada. Lui, on le regardait tailler les pièces de viande, tendre les morceaux, laisser juge du format, un peu plus, un peu moins, de la qualité, bonne texture persillée, peu de sillons de nervures, et le couperet sur une pierre à aiguiser, le couteau à deux manches pour un gros bout de fromage, de grands coups de feuille, et ceci et cela enveloppé dans du papier blanc paraffiné, le papier à l’intérieur brillant sorti d’un rouleau.                                                          Jeune, il était assez frêle Biguereau. Pas comme son père qui devait faire deux fois son poids. Est-ce qu’il lui ressemble maintenant ?                                               Un tablier blanc à une bretelle. Les formes ont un peu changé, mais d’où elle vient cette bride à quoi on reconnaît un boucher-charcutier de métier ? Et d’où il vient le kilo ?                                             La langue, il aimait bien. Lulu la préparait bouillie, servie dans un plat en émail qui a sauté par endroits, avec les légumes au milieu desquels elle a cuit. Des légumes qu’il écrasait avec une fourchette, et un peu de beurre, pour une purée primitive, avec une touche de moutarde fauve. La pointe, c’était le plus sec, et un peu râpeux. Mais après, au milieu, la langue devient tendre, presque fondante.                                                        Mais c’était peut-être un C25, le camion, pas un TUB. Ou il est passé de l’un à l’autre. Une façon de sortir de la bride de son père.                                               Et qu’est-ce qu’on va en faire des PIK en platine iridié de l’ancien étalon ?                                              Avec Lulu, à la fin de sa commande, les petits avaient toujours droit à des viennois. Au chocolat pour l’un, au café pour l’autre. Dada, elle prenait un morceau d’Édam pour la semaine, du croûte rouge elle disait, d’épaisses tranches de jambon blanc, et pas mal de temps pour des histoires sans fin.                                                    La bride, c’est de père en fils depuis 1805 chez Biguereau. Et après lui, le déluge ! Il a bien un fils Biguereau, mais lui, il prendra pas la suite. Lui, il joue pas du couteau et de la chair fraîche, mais du clavier et du code informatique. Et puis avec l’accident de voiture, où il a failli y passer, le physique suivrait pour les carcasses.                              Et c’est vrai que ça grattait, à glisser la main entre la pierre de sel et la langue de Margot.                                                                                         Et le klaxon du TUB, ses trois coups, court-long-court, avec un son un peu grave, et comme s’il provenait de deux cornes à air, dédoublé.                                               La cour était pas fermée, et dans les parages devait aussi y avoir un chien.                         Et puis un jour, plus de chien. Les petits ont grandi. Elle est partie à la Réunion. Lui a fait ses études à Bordeaux. Il rentrait presque tous les week-ends. Sa mère lui faisait les courses le samedi, il pouvait l’emmener. Et avec Lulu, vers dix-huit heures, il montait souvent au camion de Biguereau pour une ou deux pièces de choix. Pour une livre en tout ? Et deux trois mots, avant que n’arrive le croûte rouge du moulin à Dada…

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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