#été2023 #12 | Le bar du Port Charlotte Hotel

Mercredi. Vous avez choisi votre jour exprès, sur tes conseils à toi. Dès le soleil couché, délaissé les bords du loch, mis des habits tout propres après une douche méticuleuse et beaucoup de savon pour enlever l’odeur des oiseaux et de la vase. Mercredi, c’est musique côté pub au Port Charlotte hôtel. Ça n’a pas changé depuis ta première visite, il y a presque dix ans. Tu faisais une série d’articles sur les distilleries. Et pour les distilleries, pas plus rentable qu’Islay : une île, trois mille habitants, neuf distilleries en activité et dix si on y ajoute celle de Jura à quelques minutes en ferry. Rentable donc, quantité autant que qualité d’ailleurs. Et l’adresse du pub soigneusement stockée dans ton carnet d’adresses. Pour l’ambiance, l’accueil, les whiskys, le whisky en général, les mots, les discussions du whisky, les goûts, les notes et les saveurs, la découverte d’un monde tout entier et immense, des histoires de barriques, d’eau de vie qu’on transforme en art, quelque chose de l’alchimie dans les mélanges, les transvasements, les histoires de cuves. Du divin ou du diabolique aussi avec les anges qui veillent et réclament leur part. Tu étais sous le charme. Découverte d’une passion. Et aujourd’hui, exactement au même endroit, tu vois tout en noir, en sombre, en futile. Tout te parait plus petit, plus fade, moins pétillant, presque décevant. Peut-être une plus grande maîtrise de ces histoires liquides, une idée un peu collante des liens forts qui l’attachent à l’argent et à ses dérives, l’excitation de la découverte qui se dilue dans la routine. Pourtant tu le sais que revenir sur les lieux qui t’ont tant marqués est toujours délicat. Même si les images, les bruits, les odeurs et les goûts restent, eux, placidement les mêmes, ce que ta tête en fait change avec les années et avec ton humeur, les souvenirs qui se déposent en couches, celles du dessus ternissant celles du dessous, ça change avec ton savoir, avec ton histoire. Alors revenir était déjà un projet délicat, mais venir avec eux, et surtout avec John ajoute encore à ta tension, alourdissant tes attentes. Prendre le risque de voir que tu ne partageras pas ça avec lui, ou pas avec la même intensité, qu’une indifférence pourrait venir s’interposer entre vous. Aujourd’hui, John et le groupe d’étude des oiseaux est installé dans la partie à droite du bar, séparé du reste de la salle par une petite marche, vous vous êtes assis devant un fish and chips, vue sur le phare à travers la fenêtre et sa fermeture à guillotine. Chaises rustiques, table solide, plateau de bois épais, assiettes bien garnies, pintes de bière dans les verres hauts avec ce renflement en forme de bouée pour les doigts un peu saouls. Autour de vous quelques gens du coin, bonhommie franche de tapes dans le dos, grosses voix pleines de pataudes attentions, accent attachant et grands rires démonstratifs. Quelques touristes aussi, ceux qui parlent l’anglais avec un autre accent. Devant vous les assiettes vides, les mines repues, réchauffées après la journée dehors, en partie sous la pluie, vous avez tourné les chaises vers les musiciens pour mieux entendre, pour suivre les mouvements des mains sur les instruments, les poumons qui se gonflent, les lèvres qui se posent doucement sur le côté de la flute. Tu te souviens de ta fascination pour cette musique la première fois que tu l’as entendue, l’impression d’une balade au bord de la mer, une balade presque sautillante, enjouée, un souffle qui se faufile entre les herbes de la plage, les buissons un peu plus haut, quand le sable n’est plus vraiment sable mais que la terre est encore friable. Ce jour-là, tu étais seule sur un haut tabouret du bar, un coude sur le comptoir pour te caler et te consacrer entièrement aux musiciens après t’être consacrée entièrement au whisky. Cette fois-ci tu n’es pas seule, mais la solitude de tes souvenirs te tire par la manche, essayent de t’éloigner de la compagnie d’aujourd’hui, de lui donner un arrière-gout d’éloignement, une envie d’éloignement. Peut-être devant l’éloignement de John, qui rigole, qui parle fort, presque trop fort pour la musique que tu aimerais entendre mieux. À moins que ce ne soit la musique qui te gène pour te consacrer à ce qui se dit de l’autre côté de la table. Tu oscilles, tu hésites, te ne sais pas. Seule certitude, cet agacement qui t’agace de sa présence même, qui ternit le moment dont tu espérais trop. Tu ne sais pas ce que tu veux, plus de musique ou plus de voix, une conversation plus tranquille, plus engagée peut-être aussi, à la hauteur des questions que tu te poses. Tu voudrais tout partager avec John, qui ne te propose, lui, qu’un morceau de sa vie, quand tu voudrais qu’il se raconte pour toi comme on lit une histoire à un petit enfant, en comblant en voix off les impasses de l’auteur

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

2 commentaires à propos de “#été2023 #12 | Le bar du Port Charlotte Hotel”

    • Merci ! C’était un peu l’idée, d’y mettre les détails qui font que tu y es immédiatement : les verres, les fenêtres, et pour celui-là la musique, le whisky, la cheminée en hiver…
      À revoir pour l’histoire, on verra ça quand je reprendrai tout
      Mais merci, pour l’ambiance je dois déjà que c’est bon 😉