#été2023 #03bis | Régression

Pour ma sœur, ça se voit, il n’y a rien à craindre de mon côté, je suis turbulente, inoffensive non-offensante. Dans ses yeux, elle le voit : le monde est dur méchant foutraque, un tas de viande insane, la vie donnée ne correspond à rien de ce qu’on veut, un fossé, une perte de temps, rien – elle qui veut vivre et vivre de peindre, rien – l’obliger de se rendre à l’école, cette bâtisse cette cour ces pelouses aux primevères déchirées par les courses, les cris des autres, la maîtresse la salope au long cou, elle inspecte les taches sur la blouse, sa méticulosité est niaise, la sœur le sent, la sent vite la connerie des autres, leur langue serpente, jamais repentante, cette agilité de la méchanceté propre des petits bourgeois, le mot de côté prêt à frapper l’arrière de la tête, elle déteste l’école et les camarades appliqués à rien. Mais la grande sœur est une gare interdite et déserte, je suis une herbe folle, repoussée des adultes, trop hardie indécente et rieuse, j’ouvre la bouche en bain tiède, vaporeux, mon rire dégringole de sa force d’orage parmi les caillasses de mes dents pourries. Dans quelques années, il faudra tout concasser recoller tout ça, dans ma bouche ambianceuse.

L’hérédité désastreuse des parents, tant du père (le manouche) que de la mère paysanne.

Elle le voyait : j’étais régulièrement punie pour agitations chroniques. Les cheveux arrachés, des poignées, le corps soulevé par la tignasse, décollé du sol, les mèches encore frémissantes entre les doits de maîtresse, fourguées dans le cartable : tu le diras à ta grand-mère, tu montreras cela, elle pourra voir ce que tu es, elle va te dresser la demoiselle. J’étais alors dressée sous les yeux de ma sœur, parce que le mari de maîtresse remontait à pied la rue jusqu’à la maison : j’avais encore fait des miennes, fallait recadrer l’animale, vous verrez ça, regardez dans le cartable. Et puis les coups à bride abattue, heurtée contre le mur, le reproche, je t’ai pas élevée comme ça, mes répliques, mais je n’ai rien fait, la voix plaquée, mangée des coudes, le menton, gifle fauchée, et encore les cheveux, les cheveux bonne prise.

Mon agitation chronique l’accompagnait comme un baume, on construisait des huttes dans les prés, on se jetait sur les balançoires, ivres de chants, y composant des récits d’astres et de territoires sacrés, nous étions jumelles malgré nos cinq années d’écart, nous étions pressées de rire, de boire dans le cresson des rivières, on disait que le cresson faisait pisser, on en riait d’aise pliées dans les fougères, c’était les chemins arpentés de long en large pendant des heures, les tricycles et encore les histoires.

Ma sœur m’a toujours fait l’effet étrange, un elfe inconnu, sans possibilité de sonder l’intérieur de son nez, sa bouche, le dessous de la peau, tout est fin et éthéré, imprenable, les cheveux doux et frisés, les prunelles myosotis, la possession du pinceau, de ses pinceaux – surprenante, divinatoire, follement puissante. Nous naviguions dans ses tableaux, des contrées jaunes insoupçonnables, des Afriques amérindiennes, des douceurs acides, des formes et des couleurs.

Aujourd’hui, je regarde l’amas des cassettes que nous avions enregistrées étant gosses, bien cachées dans la grange, des coffres-forts remplis de cassettes, attaquées par l’humidité, mais pas toutes, le miracle.

Aujourd’hui je découvre avec stupéfaction ce que nous en faisions, de ces cassettes. Le magnétophone est planté sur la toile jaune cirée de la cuisine, nous allumons, le point rouge indique que ça tourne et nous laissons tourner pendant de longues demi-heures. Alors – les claquements des couteaux, hennissements de cheval, le courage bafoué, la voix de sorcière, les revanches terribles, il est mort le faux brave, il est mort dans le piège, le combat terrassé, les cris, les chants, des jeux de rôles effrayants, les reprises exactes du même canevas rejoué inlassablement, jusqu’au cri d’agonie, la mise en scène flagellante, les cris, les improvisations d’opéras, mais d’où sortions-nous tout cela. L’effroi cathartique et ruisselant, le sang réclamé, l’agonie fêtée, le claquement des lames l’une contre l’autre, heureux, heureux.

Il fallait se venger. Des vents, des cris, des coups, des mains empoigneuses de la maîtresse.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

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