#été2023 #01bis | Aux épis de Fanny

Vous avez poussé la bonne porte et vous ne le regretterez pas. Les épiphanies, j’en connais un rayon. Tiens je viens de recevoir une journée triomphale de Lisbonne. Un must de l’épiphanie de mansarde. Ah non ? C’est de moi dont vous voulez parler ? Oh, moi vous savez, mon cher monsieur, j’ai ça dans le sang depuis très longtemps, et ça remonte même au temps où je ne savais pas écrire… Eh oui ! Ah mais ! j’y pense, j’ai ici une Semaison, je la tiens des environs de Grignan, je vous en sers un vers ? Oui, oui, je reviens à mes moutons, à mon épiphanie donc. Eh bien ! pour tout vous dire, tout a débuté dans un bureau de poste. En fait, j’étais le fils du receveur et je passais beaucoup de temps dans le bureau. On pourrait même dire que j’en étais la mascotte. Ah, l’odeur de l’encre, les tampons dont il fallait changer la date, la machine à affranchir, les blocs Rhodia oranges, les stylos-feutres à pointe fine, la calculatrice à ruban, les téléphones en bakélite noire, et tout le village qui semblait s’y donner rendez-vous à un moment ou à un autre de la journée ! Il y avait toujours du monde et ça écrivait dans tous les sens. On s’y entendait en écriture croyez-moi ! Ah ! qu’est-ce que j’ai pu aimer ça, la collection des imprimés toujours bien rangés à leur place, les coups de tampons précis dans les livrets, les timbres collés à la volée… Et c’est ainsi que tout naturellement, dans ma chambre, juste au-dessus du bureau, j’ai commencé à écrire. Et tout de suite, j’ai eu la chance de connaître le parfait bonheur de l’écriture… à vrai dire, je n’ai plus jamais rien connu d’approchant par la suite. Oh je sais ce qu’il vous faut. Un Hoffmanstall cuvée Chandos, l’arrosoir et la herse oubliés dans le jardin, vous m’en direz des nouvelles ! Que je continue ? mon histoire vous voulez dire ? Je veux bien, mais enfin il n’y a pas grand-chose à ajouter. Je dérobais les stylos de mon père et de ses employés, et j’aimais noircir des blocs avec des signes qui devaient ressembler à des gribouillis d’enfant. Mais, pour moi, c’était de l’écriture et ça disait exactement ce que je voulais que ça dise. Comment ça de l’imitation ? Ah oui ! bien sûr, je devais bien reproduire un peu ce que je voyais en bas. Une sorte d’écriture utilitaire et efficace tournée vers la satisfaction de l’usager… mais comment vous dire ? ça devait bien être quand même autre chose, puisque je n’ai plus connu ça ensuite. Non, vous ne croyez pas ? Vous savez, je vais vous dire, le problème quand on commence à écrire avec de vrais mots, c’est d’abord d’en apprendre la graphie et ensuite de leur donner du sens. Vous comprenez, quand je gribouillais mes mots, ça ne voulait peut-être rien dire, mais ça le disait parfaitement. Eh oui ! À l’école, par la suite, pfff, ça n’a pas été facile. Je n’ai jamais vraiment compris l’effort qu’il fallait fournir pour noircir ses deux pages de rédaction. Oh, j’ai bien essayé d’écrire le début d’un roman policier vers l’âge de neuf ans, mais l’essai s’est heurté au stylo rouge de mes parents qui s’étaient effrayés de ma dysorthographie. Ils m’ont rendu mon manuscrit d’un air gêné et on n’en a plus parlé. Pourtant, il y avait là de l’épiphanie en puissance, croyez-moi ! J’aurais certainement écrit un grand roman, et peut-être même que je l’écrirai un jour, en rouge directement… héhéhé ! Allez trêve de plaisanterie, vous ne partirez pas sans m’avoir goûté ma réserve spéciale des Clochers de Martinville. Entre nous, on surestime beaucoup les trois arbres d’Hudimesnil, ça ne déçoit jamais, certes, mais essayer les clochers c’est l’adopter !

Chérie, j’ai revu le pauvre type des Épis de Fanny, tu sais celui qui t’avait fait de la peine ? C’est pathétique quand même d’être tombé dans l’écriture si jeune ! On voit bien qu’il ne s’en sortira pas. Je crois qu’il a complètement baissé les bras. Enfin, il a trouvé sa place à sa façon le pauvre vieux. Il me semble même qu’il peut être de bon conseil. Je t’ai ramené une réserve de Martinville. On pourrait la servir au Durand, non ? Ça nous changera de leur Chartreuse en 52 jours ! Et ton manuscrit, sinon, ça avance ? Oh, génial ! Moi je m’y remets de ce pas, j’ai hâte ! Je suis en ébullition. Je t’assure, j’ai l’impression de gratter un vieux cuir à coup de canif, ça racle, ça cogne, ça grogne, on se croirait dans le ventre d’une antique baleine. Un véritable orage !

A propos de Pedro Tarel

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