#été2023 #02 #02bis | quatre à quatre

#02bis | Entre Léna, la boite à souvenirs, du premier fragment #01 et Eva jeune adolescente, du fragment #02 un détour « vu de l’extérieur » (où il semble qu’à l’inverse, nous soyons entré chez Eva) s’insère ici.

#02 On quitte Léna et sa boite à souvenir pour rejoindre Eva jeune adolescente dans les années 50. Texte en bris et débris à modeler .. .

Il y a des lieux qui tombent, craquent comme des branches. Dedans : la grande peur de la montagne. Ils ne sont pas immobiles, glissent agiles, se promènent la nuit. D’un glacier qui vêle naît un iceberg – colosse acoustique devenu murmure des années plus tard. On ne sait pas d’où partent ces lieux, une pièce ou celle d’à côté, une fenêtre de cuisine – avant la rénovation de l’appartement qui a permis d’installer une petite salle de bain équipée d’une douche quand un lavabo, une tablette, une glace et une cuvette posée par terre ont servi jusque là pour la toilette.

Ici une petite neige efface la mémoire. Elle s’effiloche, se perd, gagne une description imprécise en manque de repère. On entend les blocs pivoter, se retourner puis rouler sur eux-mêmes leur face non visible jusque-là émerge puis demeure silencieuse par manque de visibilité. Se peut-il qu’en 1992 les parents d’Eva se lavent au lavabo ? Je pose la question dans la mer de glace que sa langue est devenue depuis, éblouie par les distances, obstruée par l’enfouissement d’événements nébuleux vus de l’extérieur.

Ils vivent à quatre dans deux pièces, le salon et la chambre des filles. Pendant onze ans, entre deux guerres, un seul lit suffisait. Un deuxième a été ajouté – un an après la libération – d’abord à la dimension du berceau il a rejoint la dimension du premier. Un lit haut en bois foncé au sommier épais. Il reste de la place pour une armoire, à peine, et les détails manquent. Dans le salon, c’est certain, les parents y dormaient. Est-ce qu’ils dépliaient un canapé lit, poussaient la table… Là aussi la place manque, et le souvenir s’inquiète, palpe très mal. C’est une devenu une main gauche, malhabile. Une grande partie de leur vie matérielle a disparu sous la nôtre en deux générations. Est-ce le manque de place, la gêne, l’offense que nous faisons aux plus petites vies que les nôtres quand nous ne les avons pas encore reconnues tout à fait nous-mêmes, quand l’époque – sa mobilité – nous charrie plus vite que ce que nous sommes, souffle les liens qui nous encombrent.

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Eva dévale quatre étages traverse la cour intérieure le hall de l’immeuble sur rue jette un œil sur les étalages de l’épicier, quelques présences dans le café à travers la baie vitrée continue concentrée sur l’heure l’avenue Jean Jaurès à peine atteinte traverse la place Stalingrad sans plus rien observer puis accélére l’œil sur l’aiguille en retard le long du Boulevard la Chapelle en retard le long du Boulevard Barbès encore en retard Boulevard Clichy.

« Mademoiselle, dépêchez-vous ! » et un regard inquisiteur inquiet l’interrogent en sourdine « que va devenir cette enfant ». Un retard inquiète autant qu’une maladie, souffle l’indice prémonitoire de ne pas réussir à gagner, un jour, une autre place que celle-ci. La discipline calfeutre derrière l’amertume, les nombreux échecs rencontrés (une minorité s’enquiert des réserves scolaires pour explorer de nouvelles frontières quand on projète des conquêtes coloniales), le regard noir jeté à Eva au passage du porche dix lettres gravés dans le calcaire mural au-dessous de la frise en briquettes d’argile J U L E S F E R R Y (n’avaient-on pas entrepris pour cette décoration de façade un lent processus de fabrication d’abord la pâte, l’argile broyé, malaxé, mélangé à l’eau cette pâte modelée, extrudée, et coupée enfin en briquettes avant d’être installées en frise murale au-dessus de l’entrée ?), un espoir craintif.

Attentive à ne pas butter contre la menuiserie du bas de porte en passant, Eva ralentit sa pulsation cardiaque, lançe un rapide « excusez-moi » et rejoint le double-rang des filles dont la chenille démarre aussitôt, pendant que madame Rejour soulagée recouvre la file silencieuse d’une voix au bord du renoncement – « enfin ! ».

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

Un commentaire à propos de “#été2023 #02 #02bis | quatre à quatre”

  1. On a vraiment la sensation d’être dans un chantier d’écriture entre  » bris et débris « , merci de nous y faire entrer. Toujours intriguée et impatiente de la suite…