#été2023 #03 | A(i)me(r)

« terre et caillasse, sublimer les oublis / temps infiniment compté, ondes souples / torsades d’abîmes domptées sur l’assise/ instants cardinaux effacés ». Inédit, anonyme, ma vie.

Assis face-à-face dans cet appartement situé au premier étage, ils discutent cernés par des reproductions d’œuvres de Delvaux, Rops, Ensor, Wouters et de nombreux livres à portée longue (éclats d’alchimies cosmogoniques de Trismegiste, Héraclite, Eliade, Caillois…). Sur la table à tout faire, atelier de peinture art brut à temps partiel, ils partagent délicatement une soupe carotte gingembre, du Boer’n Trots, pain et beurre, une mêlée à gestes lents. La recette d’un rare repas que l’homme de quatre-vingt-quatre ans prend encore plaisir à manger (accompagné au final d’un éclair à la crème ou d’un javanais). Son appétit s’étiole tel le décompte des jours, sa silhouette s’en ressent. Pas une larme versée et pourtant chaque lampée chargée de sel. Usés mercure et souffre. Ils rient souvent, jusqu’à la lourdeur des prochains silences. Trente ans les séparent. Un pont d’état civil que l’amour quasi filial et une multitude de hasards transforment en miracle depuis six ans… à peine, et plus beaucoup. Ils soupirent. Parler, immédiatement, le temps s’immisce.

– « Va dans ma chambre et cherche les écrits d’Hem Day Ramène aussi les Pensée et Action ». 

Il se lève, respecte les consignes, après avoir insisté (longue routine) pour que tous les médicaments soient ingérés pendant ce repas. Devant lui, même si le rôle de chiourme n’a plus de sens, la direction droite tracée. Des gestes et paroles prière devenus quasi journaliers, sans pour autant apporter le moindre réconfort. Une impression de justesse, s’accrocher au devoir, une aide au sommeil de plus en plus difficile.

– « Bon…   (La gorge serrée).  Que veux-tu que j’en fasse ? » 

– « Prends-les… » 

– « Même ceux hérités de ton papa ? »

– « … oui… je n’arrive plus à lire, je perds le fil… je…»

(Long silence, fuite des regards)

– « Attends encore, ce seront les derniers que j’emporterai. »

– « C’est inutile… »

(Long silence, rougeoiement d’une journée terminée)

Il l’embrasse avec une délicate tendresse, contenir ses émotions. La soupe ne passe plus, le pain s’inerte sur la table, leurs yeux s’enchaînent pour trois minutes d’infini.

Il ouvre son sac à dos et y glisse ces arcanes anarchistes…

– « Tu sais, Autour d’un procès est devenu un de mes livres de chevet, tout comme Bas les masques. On n’écrit plus comme ça… et pourtant…».

(Long silence, les réverbères relaient.)

Un sac de plus, un bout de vie à ramener à la maison afin de le préserver comme beaucoup d’autres. Les volumes s’accumulent : études des religions et mythologies, manne jungienne, les Vers d’Or de Pythagore, prière et chants sacrés africains. La liste de ces trésors ne sera pas jointe en annexe.

« quelle taille tu préfères ? » •  « l’intermédiaire. Ouais, c’est bien » • « bras gauche ou droit ? » • « droit… ça va faire mal ? Je suis pas mal stressé. »  • « Je peux pas te dire… » • « et du coup, pour le prix ? » • « 150 balles » •  « Ok, bon ben on y va ? »

• Elle lance une playlist de morceaux du Wu-Tang Clan. Il sourit pincé, tendu. Il ferme les yeux et ressent – autant qu’il écoute sa chair – s’encrer d’un ouroboros, surgi de son néant et du besoin de se marquer, repiqué dans un vieil ouvrage alchimique. L’unité, au-delà de tout : EN TO PAN. La mort sans refuge  •

 • « C’est supportable, presque agréable ! » • «OK… J’attaque la texture, ça va prendre pas mal de temps » •  Le discours se réduit finalement à rien, ou presque, R.Z.A. et sa clique meublent l’espace intérieur.  • « merci » • « je te fais le devis pour le Phénix ? » • « ouais, mais je ne serai pas en fraîche avant un moment » • « Bon ben… » •

• L’avant-bras recouvert d’un film plastique, il marche dans la rue. Arrivé à sa bagnole, il souffre de la chaleur estivale et de l’absence, dans le désordre.  •

Trop peu de temps pour prolonger tout ce qu’ils auraient voulu vivre, c’est une manière de voir les choses. En fait, chaque seconde de leur amitié profonde de l’Alpha à l’Oméga à l’infini, 108 démultiplie des conventions. Rien n’y échappe pourtant.

A propos de Gauthier Keyaerts

Mon univers basé sur un principe de « sculptures sonores et visuelles », repose sur l’écoute, l’observation et l’instinct. J’aborde la musique, la photographie et la vidéo de manière « physique », organique. Cette approche peut se matérialiser –- au final — sous forme de concerts, de performances, de scénographies, de créations radiophoniques, d’installations ou encore se pérenniser sur disque… peu importe. J’ai récemment tenté l’expérience -– exutoire –- de l’écriture, modestement, mais passionnément… et avec ce même penchant pour l’action la plus spontanée possible.