#été2023 #03 | Valentine

Impossible d’oublier la voisine et sa soupe consolatrice. Du nom de Valentine comme je ne l’avais pas encore dit. Une femme généreuse. Elle l’avait bien montré ce soir d’hiver lugubre, ce soir de l’arrivée d’une famille du sud dans la ville du nord, dans le quartier ouvrier où il fallait vivre durant quelques mois. Très vite les enfants passaient d’une porte à l’autre avec la même liberté. Je n’ai encore rien dit là-dessus, mais à la suite d’une maladie elle avait décidé de créer chez elle un magasin, une mercerie en agrandissant sa fenêtre pour en faire une vitrine. C’était courant à l’époque dans les quartiers ouvriers — on faisait une épicerie de produits de première nécessité ou un magasin de vins. Comme je ne vous l’ai pas encore dit, Valentine était une ancienne ouvrière du textile, dans la période où les usines étaient nombreuses et florissantes. Son mari plus gravement atteint de la même maladie était mort jeune il avait occupé un poste de noueur puis de monteur. Comme je vous l’ai dit, elle avait été employée dans l’usine comme sa mère son père son oncle. Elle avait 17 ans. Elle se souvient encore du bruit infernal, de la cadence rapide qui régnaient dans la salle des métiers. Exposée sans cesse depuis une dizaine d’années aux fibres de lin, chanvre, coton, elle avait eu la maladie de la byssinose. Jamais décelée chez quiconque par la radiographie, le médecin du travail tantôt ami de la direction faisait la sourde oreille, tantôt impartial réagissait, faisait remonter les informations, mais la porte restait fermée. Je reviens à la famille du sud. Disposer de cette maison ouvrière durant quelques mois en attente d’un appartement neuf dans un quartier rénové et sans âme peut surprendre. En fait je ne vous l’ai pas dit tout de suite parce que je l’ai su plus tard. L’ami du père de la famille avait été prisonnier en Allemagne avec lui et ils étaient devenus des amis très proches. À la fin de la guerre, l’ami s’était remarié avec la fille d’un riche industriel du textile de la ville du nord. Celui-là même qui avait employé Valentine son mari et toute sa famille. Bien sûr l’industriel n’a jamais eu la maladie. Comme je l’avais dit, Valentine a été ouvrière très tôt, pourtant elle ne souhaitait pas aller à l’usine elle voulait travailler dans un bureau, apprendre la sténo, elle aimait lire les feuilletons, mais je l’avais bien dit, ce n’était pas possible, l’usine s’imposait, c’était une tradition familiale et si un jour elle voulait avoir une maison ouvrière il fallait en passer par là. Oui sa mère avait insisté, ne lui avait pas laissé le choix, c’était l’usine, un . c’est tout, comme elle et son père et son oncle, et il fallait travailler tout de suite et s’occuper du petit frère. Quand elle est tombée malade, comme je l’ai dit, sa mère aurait pu culpabiliser, mais c’était impossible, elle était morte d’une crise cardiaque deux mois avant, son père lui était parti avec une autre femme.

Le ciel souvent bas crachait une pluie fine et froide, jetait un regard sur le gris luisant des pavés et faisait baisser les épaules.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.