#été2023 #04 | surimpressions

Peau de fleurs fraîches à peine écloses, des pétales blanc rosé et un cœur rouge d’où jaillissent de longues étamines. Elle entre dans la Cour des peintres, des graveurs & calligraphes, elle se dépêche, l’après-midi est déjà avancé, elle voulait venir beaucoup plus tôt pour présenter ses nouveaux tableaux, elle aimerait bien connaître les avis de ses camarades sur sa nouvelle série. Ensuite elle verra sûrement Le Gardien, il doit venir pour renouveler leur contrat. Corolles rose pâle ou fuchsia constellant des lignes d’écorce sombre.  Elle voulait venir plut tôt mais elle a dû attendre plus d’une heure que sa voisine vienne rechercher son bébé, ce n’est pas la première fois, elle est un peu fâchée contre les retards de la jeune mère qui abuse de sa gentillesse avec une telle désinvolture. Elle ouvre ses deux grands sacs et sort ses nouvelles toiles. Son pas hésitant alors qu’elle va entrer dans la cour ronde en dalles de béton construite comme un petit amphithéâtre à l’extrémité Nord-Est de Long Mercy Camp, là où des peintres, des graveurs et des calligraphes agréés par la municipalité présentent leurs travaux. Un petit homme vêtu d’une sorte d’uniforme sombre l’accueille, vérifie son attestation et la mène à l’emplacement D4 où elle pourra exposer ses toiles. Elle déballe ses derniers tableaux, des gueules d’iris un peu terrifiantes, tout droit sorties de ses cauchemars. C’est la première fois qu’elle va montrer son travail en public. Elle salue ses voisins qui l’accueillent poliment. Sur le présentoir et le chevalet mis à sa disposition, elle installe ses toiles, surtout des portraits de fleurs comme dirait son mari, des corolles ouvertes sur un fond satiné bistre rosé. Elle dispose ces nouvelles toiles, des petits formats, ces terribles gueules d’iris, des peintures si différentes de ses premiers tableaux de jolies fleurs de prunier, à tous les stades de la floraison, du bourgeon fermé à l’épanouissement exténué, des portraits de fleurs comme disait son mari qui illustrent maintenant les pièces de Plum Tree Blooming, un nouveau jeu de dominos créé par Le Gardien. Un couple avec un enfant entre dans la Cour des peintres, des graveurs & calligraphes. Une jeune femme très belle, entourée d’un long jeune homme dégingandé, casquette vissée sur la tête, et d’un enfant de six ou sept ans. Tous trois s’arrêtent devant ses toiles et les regardent attentivement. Ses camarades restent interdits devant ses iris barbus, noirs, bleu nuit, bruns aux mâchoires jaunes, des fleurs à la beauté maléfique, qu’elle donne à voir sous un jour monstrueux. Est-ce l’aspect à la fois réaliste et stylisé de ses fleurs de prunier qui a attiré l’attention du grand gars dégingandé et de la jeune femme si belle ? L’étonnement surtout et quelques rares compliments émanent du petit groupe arrêté devant ses iris. Des plaisanteries, rien de méchant mais elle perçoit la perplexité de ses camarades. Elle se demande si Le Gardien aimera sa nouvelle série. Elle garde au fond d’elle une petite réticence – c’est un homme tellement étrange – avant de signer, même si elle est tentée de renouveler le contrat qui permettra au Gardien de continuer à utiliser ses fleurs de prunier pour décorer son jeu. Le lendemain le grand jeune homme dégingandé revient, il lui achète trois tableaux de fleurs, puis un quatrième, tous pour sa femme qui les a beaucoup aimés. Ce sont les premiers tableaux qu’elle vend. Il lui a promis une belle somme d’argent pour renouveler le contrat, pourquoi autant ? elle évite cette question car avec cet argent elle pourra tenir tête encore longtemps aux promoteurs qui veulent acheter sa maison. Crois-tu que cet instant est un futur qui devait découler de ton passé ? Elle ne sais pas quoi répondre. Elle aperçoit au centre de la Cour la longue silhouette du Gardien, le visage obscurci sous sa visière. Cela fait longtemps qu’il n’est plus venu en compagnie de la jeune femme si belle.

Les poissons luisent, côte à côte, ou se chevauchent sur un lit de glace pilée. Des carpes grasses aux écailles coriaces, des rougets aux nageoires déployées, des murènes sombres la gueule grande ouverte, des poissons fins au dos noir marbré de vert. Il rêve les yeux perdus sur l’étal du poissonnier en attendant son tour, les poissons gisent inertes sur un lit de glace pilée, des crevettes par dizaines grouillent dans leurs derniers tressautements. La fraîcheur exceptionnelle de cette matinée permet aux poissonniers de tenir un étal correct et lui a donné envie pour une fois d’acheter du poisson. Mais tout le monde a eu la même envie et il y a beaucoup d’attente avant d’être servi. Depuis peu ses jambes le font souffrir mais il ne veut pas faire état de son âge pour passer en tête de la file. Il prendra deux rougets et les cuisinera en papillotes avec des petits choux, de l’ail et des cébettes. Sa femme se régalera. L’homme devant lui quitte la file d’attente, lassé d’attendre. S’il ne reste pas de rougets il prendra des crevettes pourquoi pas… Professeur Song ? Une jeune femme vêtue d’un pantalon sombre, d’un polo beige et d’une casquette noire s’incline devant lui, un jeune homme vêtu de la même façon le salue à son tour. Une branche de fleurs est brodée sur leur polo et sur leur casquette. Une deuxième jeune femme pareillement vêtue se joint à eux. Il désigne au poissonnier les deux petits rougets qui lui font envie, il les videra lui-même, l’homme lui offre un citron et du persil. Il règle son achat et quitte l’étal. « Professeur Song, excusez-nous d’interrompre vos achats, mais nous avons besoin de nous entretenir avec vous. Pourriez-vous nous suivre quelques instants ? » Il ouvre les mains dans un geste d’impuissance et d’agacement en montrant la file d’attente qu’il sera contraint de quitter s’il les suit. Il s’arrête chez le primeur pour acheter des mangues, des pommes, des petits choux, des cébettes et de l’ail. « Ne vous inquiétez pas, Professeur, vous serez prioritaire dans la file lorsque vous reviendrez. Suivez-nous, s’il vous plait. » Il a terminé ses emplettes et s’avance vers l’esplanade, à l’extrémité du marché. Il croisera peut-être Mirna sur le chemin du retour. Il remarque que le ton de la jeune femme, tout en restant d’une grande courtoisie, est devenu à la fois plus mécanique et plus autoritaire. Et curieusement il se sent tout amolli comme s’il n’avait plus de force ni de volonté pour résister à ses injonctions. Il arrive sur la grande avenue, attend son tour pour traverser. Des nuées de vélos, de vieilles mobylettes, de pick-up poussiéreux freinent dans des grincements stridents. Il avance entouré des jeunes gens, les deux filles à sa gauche, le gars à sa droite. Ensemble ils remontent l’allée des bouchers, des charcutiers, des traiteurs. Des gens se retournent pour les regarder. Il traverse l’avenue une fois tous les véhicules bien arrêtés. Il remonte la rue Mercy en longeant les minuscules échoppes pleines à craquer, parfois il se retourne en espérant apercevoir sa femme, souvent ils se retrouvent sur la rue au retour de marché et font le chemin ensemble pour rentrer chez eux. Ils arrivent devant le nouveau centre de santé mentale à la gauche de l’esplanade, un centre de dépistage provisoire en forme de pagode. Les jeunes gens invitent poliment mais fermement Song à entrer.  

Essais de superposition passé/présent et présent/futur sur deux fragments de mon chantier en cours. Sans doute difficilement lisible hors contexte.

A propos de Muriel Boussarie

Depuis un été fantastique - 2015 - je participe souvent aux ateliers de François Bon et j'y reviens toujours (presque).

6 commentaires à propos de “#été2023 #04 | surimpressions”

  1. une infinie délicatesse dans ces deux récits que je viens de relire pour la troisième fois, pour mieux les pénétrer
    variations d’iris qui m’ont rapprochée de Georgia O’K et ce professeur Song qui nous plonge dans la tristesse et la compassion
    il y avait bien un air d’Orient….

    • un grand merci à toi Françoise, d’avoir pris le temps de lire et de relire mon texte, comme tu l’avais bien deviné dans le précédent il y a bien un air d’orient…

  2. Ton chantier promet ! Et il semble que tout est déjà bien en place ! J’ai lu d’une traite ces deux textes, l’écriture est fluide, empreinte de délicatesse, comme l’a dit Françoise. J’aime déjà ces personnages ! Merci, Muriel !

    • Merci infiniment Helena pour ce message si encourageant. Je dois dire que parfois je me sens dépassée par mon chantier. C’est super d’avoir des retours comme le tien. Je suis contente que tu aimes mes personnages !

    • Merci beaucoup Gwenn pour ce retour précieux, ce texte m’a demandé beaucoup de travail car c’est parfois difficile d’appliquer une consigne d’écriture à un chantier déjà existant. Je ne pensais pas avoir de retour sur ce texte car il me semblait qu’il était difficile de le lire hors contexte. Votre retour m’encourage énormément, merci !