#été2023 #05 | Recours à l’oignon

Un producteur d’oignons

C’est quand même une drôle de question, qu’est-ce que j’en sais, moi ? Mes oignons sont peut-être bien plus secs cette année, ça, c’est possible parce qu’on a manqué d’eau. Mais le type a l’air de penser qu’ils sont défectueux, qu’ils seraient anormalement secs, que c’est pour ça que sa femme aurait foutu le feu à la cuisine, les oignons auraient cuit trop vite. Mais j’y peux rien moi, c’est sûrement qu’elle a pas fait attention. La cuisine était toute neuve, il me dit, alors c’est qu’elle aimait pas sa cuisine, les bonnes femmes c’est bien comme ça qu’elles font que je réponds. Le pauvre type m’a regardé bizarrement. Du coup, je sais pas pourquoi, mais je lui ai proposé un café plutôt que de le foutre à la porte. Il avait roulé toute la nuit. Enfin c’est ce qu’il a dit, je suis pas obligé d’y croire. Encore un cas social si ça se trouve, pour se taper 500 bornes juste pour rencontrer celui qui a fait pousser les oignons que sa femme a brûlés. Mais pas méchant le gars, un peu perdu quoi. Je me suis demandé s’il voulait pas, dans le fond, que je le rembourse ou que je lui offre un sac d’oignons pas défectueux. Mais non, il m’a remercié et, ça m’a marqué, il a posé une main sur mon bras. On aurait dit que le café lui avait fait du bien. Il est remonté dans sa voiture de ville électrique, fait un petit signe, et c’est tout. Il est parti en me laissant la poêle où les oignons avaient brûlé. Il m’a dit qu’il n’en aurait plus besoin. Mais elle a beau être toute cramée, ça peut encore se récupérer. C’est une vieille poêle, bien lourde, bien costaud, elle en a vu d’autres.

L’auteur 

Je voulais passer à autre chose, ignorer la vieille et la sale histoire qu’elle m’invite à creuser. Je n’ai pas les moyens, pas le temps, pas la force nécessaire pour raconter cette histoire. Dans le fonds, j’aimerais être taillé pour autre chose. Les histoires de famille sordides, je comprends que ça soit une matière, une nécessité même, mais je ne m’attendais pas à devoir creuser autant. Et combler les vides, je ne sais pas, mais ça donne mauvaise conscience. Alors je suis parti sur les oignons. C’est le type de sujet qu’on choisit quand on n’a rien à dire, c’est pas prétentieux et ça fait toujours un bon début, bien ancré dans la réalité. Une sorte d’excuse. Oignons et patates, ça supporte toutes les métaphysiques, ça se prête à toutes les spéculations. C’est tellement tentant de tirer une corde d’émotion entre une épluchure et un quasar! Même Hamlet, on pourrait être tenter de lui faire éplucher patates et oignons. C’est pas que l’idée soit bonne, mais j’imagine que c’est ce qui traverse l’esprit de tous les metteurs en scène dépressifs. Alors bon, il faut se permettre l’oignon ou la patate au moins une fois dans sa vie. Ce sera fait. Le tout sera de ne pas en abuser, car, il faut l’avouer, je n’ai pas grand-chose à mettre derrière. Une histoire de couple qui bat de l’aile, un amant dans le placard, des incompréhensions, rien que de très banal. Va-t’en mettre du quasar dans cette histoire ! Un roman Harlequin serait plus honnête tout compte fait.

Elle

J’aurais pu ne pas cramer les oignons, ne pas jeter l’eau sur la poêle brûlante, ne pas foutre le feu à notre cuisine toute neuve. Michel avait sorti le champagne. Une sorte de pendaison de crémaillère pour la cuisine. Il avait fait ça pour la voiture aussi, et maintenant que j’y pense, on avait aussi trinqué à l’achat de nos vélos électriques et à celui du nouveau canapé. On trinque à chaque anniversaire, celui de notre rencontre, celui de notre mariage. On a trinqué dans des yourtes drômoises, dans des cabanes en bourgogne, dans des maisons troglodytes en Ardèche, dans des roulottes en Vendée. Petit déjeuner compris. Expériences authentiques. Michel voit des raisons de se réjouir partout. C’est comme si, à chaque fois, on allait démarrer une nouvelle vie. Ce qui s’est passé dans la cuisine, je vais avoir du mal à l’expliquer, même si c’était finalement assez simple sur le moment. La poêle en fonte de mamounette, si lourde dans mes mains, a tout déclenché. Elle n’était pas à sa place sur les plaques vitrocéramiques. Elle faisait tache. J’ai regardé les oignons suer dans la poêle, puis devenir translucides, puis caraméliser. Les demi-lunes d’oignons ont commencé à brûler légèrement sur les bords. J’aurais pu éteindre la plaque. Michel aurait même trouvé ça intéressant. Il serait allé sur internet pour me chercher une recette au charbon d’oignon. Michel me trouve toujours formidable. Je vis avec un animateur de jeux télévisés des années 80. J’ai laissé brûler, puis j’ai jeté de l’eau, et tout à pris feu. Michel a paniqué, je l’ai plaqué.

Un type retrouvé sur Facebook

Elle est complètement cinglée. Une chaudasse je veux bien, mais une tordue c’est pas pareil. Elle m’excite pendant des mois sur internet, refuse de me voir, m’allume à n’importe quelle heure avec des textos chauds comme la braise, et elle se pointe au rendez-vous en chialant comme une folle. Cerise sur le gâteau, elle est sapée comme un sac. Sur les photos je la trouvais presque bandante, genre femme à qui tout réussi et qui ose la sape de luxe. À l’époque, au lycée, c’est sa sœur jumelle qu’on trouvait bandante. Elle, on l’appelait le glaçon, c’est tout dire. Elle était déjà un peu perchée, genre à te regarder de haut et à soupirer à la moindre petite vanne. On l’approchait pas. Ce soir, elle m’a envoyé un texto, c’était le jour J, celui qui se termine au lit, « j’ai cramé les oignons, mon gros loup j’ai envie de toi, 22h chez Boutinot ? ». Une éternité que j’ai pas mis les pieds dans le rade du bahut. Elle m’appelle son gros loup, c’est con, mais j’aime bien. Elle me racontait comment elle s’enfermait aux chiottes à son boulot ou se relevait la nuit pour m’écrire. Elle m’avait envoyé des photos de ses sous-vêtements, j’avais qu’à demander. Je me disais, une femme mariée qui s’emmerde et qui veut mettre un peu de piment dans sa vie. Mais là, je comprends pas grand-chose à son histoire de poêle à frire et aux oignons qui brûlent dans la cuisine toute neuve. Elle n’arrête pas de rire et de pleurer. Elle joue avec mes doigts comme une vraie salope. Moi, j’ai déjà plus trop envie. Elle fait peur. Puis elle se lève d’un coup. Elle vide son verre cul sec. Avant de s’en aller, elle me regarde et me lance :  c’est comme un quasar qui a tout englouti d’un coup mon gros loup.

Lui

J’irai jusqu’au bout.

A propos de Pedro Tarel

en cours

5 commentaires à propos de “#été2023 #05 | Recours à l’oignon”

  1. Comme d’habitude, ça passe pas mal. On sent que l’oignon s’est pointé comme ça sans prévenir… et on se dit bon sang, comment va-t-il les entrelacer ses histoires in fine ?… Il y a quand même je trouve un art des voix, bien distinctes, chacun sa pâte, et une jolie oralité. Et c’est drôle comme les autres textes et assez agréable à lire.

    • Merci Marion pour ces retours encourageants. Bien perdu, mais finalement assez content d’avoir esquisser des personnages tirés de presque nulle part. Maintenant, il faut relier avec ce qui précède (ou pas ?). On verra bien.

  2. « Je voulais passer à autre chose, ignorer la vieille et la sale histoire qu’elle m’invite à creuser. Je n’ai pas les moyens, pas le temps, pas la force nécessaire pour raconter cette histoire. Dans le fonds, j’aimerais être taillé pour autre chose. Les histoires de famille sordides, je comprends que ça soit une matière, une nécessité même, mais je ne m’attendais pas à devoir creuser autant.  »

    Je crois que moi aussi je vais passer à l’oignon…

  3. Oh j’adore! C’est drôle, c’est enlevé et ça tient debout! et ça me donne envie d’essayer la patate tiens! Et de lire vos autres textes dès que j’aurai un moment.

    • Merci Francesca de votre visite. La patate, chiche ? (avec modération). Bien peu de cohérence entre mes textes. J’essaye, mais autant s’en amuser quand tout est bloqué.