#été2023 #06bis | Chiffres

N.B. : Les différents jugements négatif du protagoniste sur les gens qui aiment qu’on leur raconte des histoires ou qui aiment la sauce barbecue ne sont pas à prendre au sérieux. Il font partie de la caractérisation du personnage. De même, son insulte à un camp politique. Je préfère prévenir.

Sa colère criait du fond de ses entrailles il hurlait grinçait elle le fixait de son regard vide sorte de brouillard où se développait une résistance s’accrochant à ce truc qui la rendait vivante obstinée tenant sa mère à elle encore toujours pour un modèle et sa colère criait en vain il se laissait aller à tout détruire. Partir. Où ? Prendre un ticket de bus. 2,50 €. Ca avait augmenté, il en était sûr. Bus 101 jusqu’à la gare. On calcule… Pour 100 € on peut… Quoi donc ? Que faire avec tant d’argent ? Un ticket jusqu’à Paris ça fait… ? On cherche… Embarquer… Rêvasser… Essayer de lire… Descendre… Châtelet-les-Halles… Ici, un cinéma… Une Fnac… Des restaurants… Et tu hurles tu hurles toute la colère accumulée tu avances dans l’obscurité du monde incertain tu la voies qui complote qui se sait intouchable toute puissante. Alors tu sors. Tu marches. Tu vas jusqu’à la gare. Un pas, deux pas, trois pas, quatre pas, cinq pas. Dans le casque la musique s’épuisait. Allez viens avec moi j’t’embarque dans ma galère dans mon arche y a d’la place pour tous les marmots. Huit pas, treize pas, dix-huit pas, vingt-trois pas. Tu es dans ta tête. Tu cogites des pensées boueuses. Elles coulent pleines de merde d’ordures. Le pont sous tes pas résonne. Trente pas, cinquante pas, soixante-dix pas, quatre-vingt-dix pas, cent dix pas. Tu penses prisonnier de pensées qui tournent que tu ne peux pas arrêter tu penses tu penses tu te tortures le crâne. Tu veux prendre un ticket jusqu’à Châtelet-les-Halles. C’est 3,10 €, 24,80 € le carnet de dix. Dans le distributeur, un Coca-Cola Cherry te fait de l’œil. La bouteille coûte 2 €. Il y a l’attente du prochain train qui s’éternise ne viendra peut-être pas la tentation de revenir te planquer dans ta chambre et s’étendent indéfiniment de ta colère de ta tristesse pleines tes pensées. J’habite seul avec maman dans un très vieil appartement rue Sarasate. Elle vont et viennent tes pensées avec le roulement du train. Avec les bavardages des passagers. Avec les paysages qui défilent. Il y a les souvenirs. Des gens que tu as aimé. Des amitiés qui sont mortes. Tes amitiés qu’on a tué. Des occasions de tomber amoureux mortes aussi. Et aujourd’hui tu vois passer le train les gens te sont passé sous le nez toi tu attends le train qui passe sans toi. Tu es seul. Je le suis dans les allées du centre commercial. Il avance. Il ne me voit pas. Il semble voler redécouvre un lieu qu’il n’a plus fréquenté depuis des millions d’années. Il avance. Il ne fait pas attention aux boutiques. Il ne sait pas ce qu’on y vend. Il est comme tiré par une force qui lui imposer d’avancer. Il y a des boutiques de fringues. Un magasin d’articles de sport. Une parfumerie. Une pharmacie. De nombreux restaurants. Tout ça était longtemps resté dans l’ombre de sa mémoire. Vestige du temps d’avant sa crise. D’avant sa prostration. La musique dans son casque crache sans discontinuer. Masque parmi les masques tragiques ou d’amertume le cuir noir et les casques scintillant sous la lune. Il avance rapidement. Pour ne pas perdre sa trace, je dois faire des efforts auxquels je n’étais plus habitué. Je reste à distance. Il ne doit pas me découvrir. Trop occupé à se remémorer tout ça, il ne voit pas qu’on le suit. Parfois, il ralentit, regarde à droite à gauche, avant de repartir. Il existe pour soi. Il est en soi. Cause de soi. Personne ne le remarque. Personne ne me remarque non plus. A un moment, il s’arrête, semble tenté par un frozen yoghurt. 3,80 € le pot moyen, 5,90 € avec les toppings. Le grand pot, c’est 4,70 €, et avec les toppings, 6,90 €. Il hésite. Calcule. Si tu réalises que la vie n’est pas là que le matin tu te lèves sans savoir où tu vas. Le petit pot, c’est non, sa taille lui donnerait le sentiment d’avoir été privé de quelque chose, que quelque chose lui manque. Il a des scrupules. Il calcule encore, se demande s’il y a vraiment besoin de toppings. Le terminal de paiement est en panne, dit le vendeur. La carte ne passe pas. Revenez dans dix quinze minutes vingt grand max. Elle aime appuyer où ça fait mal. Elle a un air innocent. On la croirait pleine de douceur. Son regard vide fait illusion. Avec elle il se sent comme une merde. Ils sont nombreux, ses frères et sœurs, ses enfants, son ex-mari, ses amies, à avoir ce sentiment, quand elle ouvre la bouche. Une bouteille en verre dans la main : Tu ne connaitras donc jamais le prix des choses ? Et de répéter, en appuyant bien sur chaque syllabe : Tu ne le connaitras jamais ? Il avait pris ça d’elle ce désir alors que l’exaspération montait de la faire entendre l’exaspération d’écraser l’autre le réduire à rien lui faire sentir qu’il ne vaut rien que sa vie est inutile. Il pensait faire plaisir. Combien ça t’a coûté ? Il hésite. C’était 29,88 € le lot de six bouteilles d’un litre. Elle articule encore : Tu ne le connaitras jamais, le prix ? Il erre dans le centre commercial, et moi, je suis derrière, je l’observe désirer. J’me souviens surtout d’ces moutons effrayés par la Liberté s’en allant voter par millions pour l’ordre et la sécurité. Ses yeux son attirés par les restaurants et les fast-foods, je le vois. Aura-t-il le temps, avant la prochaine séance ? Il est immobile maintenant. Il est tenté par quelque chose. Des waffles. Il ne sait pas ce que c’est. On dirait des gaufres avec des trucs dedans. Sur la photo ça a l’air bon. Il aime manger. Il adore ça. Une bonne choucroute cuite au vin blanc bien macérée bien chaude oh la la que c’est bon. Personne ne peut le comprendre, ça. Et c’est pas se remplir le ventre qu’il aime. Non, non. Parce qu’il est capable de s’affamer. C’est cette sensation sur le palais ce choc et tout ce qui en découle images sons odeurs paysages. On le lui fait souvent remarquer qu’il mange beaucoup. Tu as grossi les gens vont rire de toi plus personne ne voudra te regarder plus aucun pantalon ne va t’aller tu devrais te modérer. Dans les périodes où il mange moins, où moralement il va mieux, on le lui fait remarquer aussi, on l’applaudit. Puis, quand à nouveau il grossit, c’est le même discours qu’avant. S’il le pouvait, il mangerait le monde, l’univers. S’il le pouvait, toute cette mascarade tiendrait dans le fond de sa gorge. Il a encore quarante minutes. Au printemps tu verras je serai de retour le printemps c’est joli pour se parler d’amour. Il regarde la carte. 6,90 € le menu boisson, 8,90 € le menu complet. Il regarde les différentes recettes : Poulet, roquette, grana padano, fromage frais, sauce tomate, ail. Il imagine le goût. En dessous : Poulet, emmental, tomate, curry. En dessous encore : Mozzarella, pesto, tomate confite, roquette, sauce tomate — celle-ci ne lui inspire pas confiance. Il regarde encore : Poulet, épices mexicaines, sauce barbecue, gouda, emmental. Il imagine le goût. Non, il n’aime pas ça, la sauce barbecue. Qui peut aimer ça, à part les gens qui n’ont pas de goût ? Il regarde l’heure. Peut-être après la séance. Il est entré dans une Fnac. Trop longtemps j’n’ai respiré autre chose que d’la poussière je n’ai pas su me calmer chaque fois que je manquais d’air.Il a encore trente minutes. C’est large. Il va dans le rayon des livres. Regarde. Les titres qui l’inspirent. Le nom des auteurs. Les couvertures. Prête peu attention à la quatrième de couverture. A part pour certains romans, ça résume rarement quoi que ce soit. Et il n’y a que les gens médiocres qui aiment qu’on leur raconte des histoires. Il regarde du côté du théâtre, de la poésie, va voir la littérature étrangère, surtout japonaise, israélienne, turque, approche peu des livres de stars qu’il considère avec un certain dégoût, considère avec un plus grand mépris l’ésotérisme et le développement personnel, prend un livre, un autre, regarde les prix. 14,10 €. 24,55 €. 9,40 €. 35,40 €. 37,53 €. Il calcule. En gros, à la louche, approximativement, sans s’embarrasser des détails, ça fait aux alentours de 100 €. Un peu moins peut-être. Il pose un des livres, le plus cher. Le troque contre un autre, moins coûteux. 19,70 €. Un pavé. Comme laissé tout seul en mer corsaire sur terre un peu solitaire l’amour je l’voyais passer. Reprends le livre qu’il avait posé. On ne vit qu’une fois. Il se débrouillera. Economisera sur la bouffe du chat. Il se dirige vers la caisse. Ca fera 140,68 € avez-vous la carte Fnac il sourit exagérément à la caissière, et en revenant il faudra sans montrer son sac parce qu’on surveillerait ses achats et il devra rendre des comptes s’expliquer grimper jusqu’à la chambre trouver une place aux livres dans les étagères en rêvant de ceux qu’on achètera la prochaine fois en rêvant d’une chambre plus spacieuse avec plus d’étagères sans faire de bruit parce qu’on se demanderait à entendre le raffut ce qu’il fabrique et alors si on le découvrait on lui dirait qu’il est irresponsable on lui ferait sentir son irresponsabilité que tout le monde à son âge agit avec responsabilité on a certes des droits mais on a aussi des devoirs alors que lui avec ses 526,72 € de RSA dont il reverse presque la moitié 300 € à sa mère il n’a rien pas de femme pas d’enfant pas de taf sa vie est foutue, alors il sort et se dirige vers le cinéma. Un pas, deux pas, trois pas, quatre pas, cinq pas. Il n’a plus que dix minutes. Cinquante-sept pas, soixante-neuf pas, quatre-vingt-un pas. De temps en temps j’gratte ma guitare c’est tout c’que j’sais faire d’mes dix doigts. Il prend un billet. C’est 14,90 € plein tarif. Ca avait augmenté, il en était sûr. Il avait vieilli, aussi. C’est moins cher, pour les jeunes. Après avoir acheté une boisson et une confiserie, 3,50 € la bouteille de Coca-Cola Cherry et le sachet de Maltesers, il entre dans la salle. Bandes-annonces. Pubs. Bandes-annonces à nouveau. A côté, des gens parlent. En espérant que pendant le film, ils se taisent. Au bout d’un moment, le film commence. Il était question de sa vie. Ce film parlait de lui. Il était le sujet du film. Elle était là, elle, qui ne savait pas aimer, qui n’avait jamais appris. Il était là, lui, refusé, nié. Ses angoisses. Ses colères. Ses échecs. Il le vit, le trou noir de ses angoisses. Il les vit, ses troubles alimentaires. Il se vit abandonné, abandonnant, s’abandonnant au nihilisme. Ses plus intimes convictions projetées. La conviction que tout ça n’a pas d’importance. Que tout le savoir de l’humanité ne fera que nous donner le sentiment qu’au fond, nous ne sommes que des merdes. Et plus le savoir évolue, plus ce sentiment grandit, s’ancre en nous. Un film lui parlait. Un film le consolait. Un film l’avait compris. Tous les secrets de sa dérisoire vie étaient étalés là, révélés à la Terre entière. Et enfin, il voulut bien croire, le film le lui avait promis, que l’amour était possible. Il pleurait maintenant. Sans honte. Comme libéré d’un poids qui l’avait opprimé pendant toutes ces années. A la haine de l’humanité succéda un sentiment de joie presque euphorique. Il trouvait chacun des acteurs beau. Celle qui jouait la mère. Celui qui jouait le père. La fille. Sa copine. Même les rôles secondaires étaient beaux. Même le grand-père. Même l’inspectrice. Surtout l’inspectrice. Il eut envie d’aimer le moindre des spectateurs présent dans la salle. Il eut envie d’aimer le moindre des clients du centre commercial. Le moindre humain. Enfin, il avait appris à aimer. Je ne me suis jamais mêlé de tes amitiés, dit-elle. Pourtant, tu en es certain, ta mémoire ne te trompe pas. Ca l’avait rendue malade. Elle avait tout fait pour te retenir. Que tu n’ailles pas. La bouche pleine d’insultes et de destruction, tu veux que tout s’effondre. Tu veux qu’elle ferme sa gueule. Sa putain de gueule. Qu’elle cesse de te fixer avec ses yeux moqueurs. De te détruire. De jouer avec tes peurs. Depuis que tu es petit elle joue avec tes peurs. Tu veux qu’elle ait juste pitié de toi. Tu veux qu’elle comprenne. Et personne ne comprendra. On te verra comme le bourreau. Même tous ces connards qui prônent la bienveillance refuseront de t’écouter. Ils te trouveront pathétique. Ils te reprocheront d’étaler ta vie. Ils te reprocheront d’être trop négatif. Gauchistes de mon cul. Tu es désarmé. Tu voudrais retrouver ceux que tu as aimé. Tu te souviens. Tu allais au cinéma, et il fallait lui rendre des comptes. Que non, il n’est pas normal d’aller avec une fille, que quand on est un homme on va avec des hommes, qu’elle est plus âgée que toi, tu avais vingt-deux ans et elle vingt-cinq. Non, dit-elle, jamais je ne t’ai interdit quoi que ce soit, jamais je ne me suis mêlé de tes amitiés, tu étais libre. Non, tu mens. Non, ta mémoire te trompe. Regarde-toi, aujourd’hui, tu n’en fais qu’à ta tête. Il fallait partir. Sortir de là. Partir loin. Vite. Alors je suis parti. Un pas, deux pas, trois pas. J’ai erré dans les couloirs du centre commercial. Un pas, deux pas, trois pas. On marche dans l’hiver brillant comme une abeille brillant comme un éclair qui dure et émerveille. J’ai acheté des livres, d’autres encore. 9,20 €. 11,50 €. 13,00 €. 10,90 €. 12,90 €. 8,70 €. 9,70 €. 10,00 €. Des livres que je ne lirai pas mais qui me consoleront. J’ai erré, matant des films, bouffant à me faire péter le bide, remplissant mon sac de livres, jusqu’au découvert bancaire. Un pas, deux pas, trois pas. J’ai erré jusqu’au levé du soleil. Il fallait partir. Partir loin. Le plus loin possible. Quand je suis revenu, la maison avait disparu.

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