#été2023 #06bis | Vi(v)re.

Onze heures vingt-sept, samedi dix septembre mille neuf cent septante-sept Marie pose son couteau et soupire longuement. Un demi-kilo de pommes de terre – trois de gros calibre (en début de germination), cinq moyennes et deux plus petites – git ternement sur quatre feuilles (doubles) de papier, l’édition du matin du journal Le Soir, en chair et en épluchures. Sur ses mains, humidité et terre esquissent des motifs complexes, des pistes pour un invisible charroi qu’un cartographe (re)tracerait aisément. Cent quatre-vingt-six kilomètres d’errance entre le Bezemhoek et l’église Saint-Lambert dominant la place principale de Perlée (résultante de la fusion de Neuperlé et de La Folie) parcourus de nombreuses fois, il y a longtemps déjà, une route devenue souvenir de la seule folie. La schizophrénie alignée simple.

Marie somnole. Quoi d’autre pour défier l’ennui quotidien ? Amplifier les gestes plaisir ? Chasser les restes avec si peu de forces ? Son regard porte sur son regard, reflet sur la lame légèrement dépolie.

Le souffle se ralentit, l’esprit déambule partout à la fois.

Quinze heures cinquante-trois, samedi onze octobre mille neuf cent quatre-vingt-six. Dans trois mois elle rira avec le benjamin de ses trois petit-fils, elle lui glissera cent francs belges. Affection pécuniaire offerte comme chaque semaine en stoemelinckx, et elle parlera avec lui de son orchestre. Pas de cinéma aujourd’hui. Elle ne connaît pas d’autre mot pour un groupe de musiciens, reste orchestre. Elle l’écoutera religieusement : il va de maison de jeune en maison de jeune, neuf à ce jour, et se flingue les oreilles et la voix pendant des imprévisibles sets bruitistes d’une quarantaine de minutes (dont la moitié hors de contrôle tant le bassiste est systématiquement défoncé aux grammes de shit). Il rit, incapable d’expliquer à cette douce dame âgée, sa Boma, son seul tout… ce qu’est le punk, le trash, le garage rock, qu’il picole grave à chaque répétition (des bières par dizaines), qu’il s’écroule sept à huit fois en plein concert, trop chargé (des bières par vingtaines), qu’il aime tant gueuler dans un micro, et n’arrive plus à s’exprimer intelligiblement tant il s’explose les cordes vocales à chaque performance. Il hurle ses angoisses, déchire son âme, verse un rien de son précieux sang, se brise et brise le public. Il n’ose pas lui avouer qu’il a fait une prestation dans la cave d’une église, qu’il a beuglé « Dieu est mort !» devant une meute d’une trentaine de scouts, qu’il a vomi en coulisses.

Dix-sept heures quinze, samedi dix-huit février mille neuf cent quatre-vingt-quatre. Dans un mois, deux jours et sept heures et trente-quatre minutes, un médecin annoncera à Marie des résultats plutôt mauvais : il ne comprend pas pourquoi la tension est aussi basse, quatre-vingt-huit mmHg de pression systolique et cinquante-huit mmHg de pression diastolique. Pourquoi le cœur de cette dame ralentit, quarante-huit battements par minute ? Pour elle et pour son époux, liés par l’érosion et la maladie, une surdose de Valtran ça limite les afflux sanguins. Omerta, cadeau de Caïn, incompétence ?

Neuf heures dix-sept, samedi sept mai mille neuf cent quatre-vingt-trois. Dans une semaine Marie perdra un foulard qu’elle n’aime pas – en soie et motifs trop criards. Elle aurait pourtant voulu l’offrir à la voisine d’en face pour fêter le décès de son mari, l’ancien pochetron facteur du quartier, un homme infidèle à la main légère. Peu importe, cette voisine ne comprendra pas, elle a pris trop de coups (autour des milliers, vingt ans d’ecchymoses tracées aux phalanges), tout comme sa fille, victime précoce, rousse de rage comme Nini, devenue dégustatrice de diverses dopes payée par des passes de cinquante francs, vite oubliées.

Six heures dix-huit minutes, samedi sept juillet mille neuf cent septante-neuf. Dans un jour elle observera un faucheux lent, trois mouches rapides et son chien usé, longtemps. Et voudra cueillir une poignée de griottes, peut-être le fera-t-elle…

Quinze heures, samedi seize décembre mille neuf cent septante-huit. Dans une heure elle boira une seconde tasse de café, avec du lait concentré et trop de sucre. Mangera un spéculoos, deux spéculoos, et ramassera quelques miettes d’un mouvement synchrone des deux mains.

Dans une minute elle réintégrera le présent.

Onze heures vingt-sept, samedi dix septembre mille neuf cent septante-sept. Elle revient, se lève, passe de la cuisine au salon et prend la main que lui tend son époux, à peine sorti d’une sieste, l’embrasse en une bénédiction inconsciente de Bible oubliée. Elle sait maintenant tout ce qui pourrait arriver. Suite à sa chute sur la drève de la Forêt de Soignes, sa tête brûle, sa joue brûle, son crâne fait fort mal, son destin l’inquiète. Ce ralentissement, ces absences. Elle boîte légèrement, ses pantys déchirés par endroits, elle n’a pas négligé d’en changer, elle a abandonné. Marie rapporte la terre sur les stigmates dessinés sur ses paumes, sur ses genoux, et un rien de sang sur le pain tranché trop distraitement.

Lorsqu’il émerge complètement de son épais sommeil et aperçoit Marie, Pierre comprend que plus rien ne sera pareil, au moment où elle lui dit, après avoir embrassé sa main : ce soir il fera particulièrement noir, décomptons ensemble.

A propos de Gauthier Keyaerts

Mon univers basé sur un principe de « sculptures sonores et visuelles », repose sur l’écoute, l’observation et l’instinct. J’aborde la musique, la photographie et la vidéo de manière « physique », organique. Cette approche peut se matérialiser –- au final — sous forme de concerts, de performances, de scénographies, de créations radiophoniques, d’installations ou encore se pérenniser sur disque… peu importe. J’ai récemment tenté l’expérience -– exutoire –- de l’écriture, modestement, mais passionnément… et avec ce même penchant pour l’action la plus spontanée possible.