#gestes&usages #02 | le fil narratif

Je ne lis pas l’Echenoz couramment. J’ai essayé d’apprendre, c’était un peu trop ardu pour moi. « Un an » et « Les grandes blondes » sont dans ma bibliothèque. Je crois que je n’y ai rien compris. Pourtant j’ai lu « courir » très facilement. J’y cherchais des informations sur les chaussures Bata pour un personnage de fiction qui aurait dirigé une succursale Bata à Cayenne dans les années 1920. « Nous chaussons ceux qui vont pieds nus ». Belle devise de cette famille de cordonniers qui a construit un empire en chaussant ce qu’on appelait le tiers monde. « Courir » ne parle pas beaucoup de Bata ni de Zlin qui ne sont pourtant pas pour rien dans l’aventure de Zatopeck. L’Emil à qui son père avait interdit de courir pour ne pas user trop vite les chaussures que sa famille peinait à lui acheter, l’Emil qui a travaillé chez Bata à Zlin et couru pour eux sous peine de renvoi. Qu’importe, c’est un beau livre sur une belle personne !

Habituellement, je ne cours pas plus que je ne lis Echenoz couramment. Je marche comme tout le monde jusqu’à ce qu’une coxalgie aiguë (sans coxarthrose visible à la radio) m’en empêche brutalement. C’est alors que le geste me devient aussi obscur que la narratologie d’Echenoz (je ne parle pas de courir qui est une biographie et suit un fil narratif très simple); qu’est-ce qui bouge quand je marche ? Qu’est-ce qui me fait mal quand je bouge ? Comment ne pas avoir mal en marchant ? L’automatisme de la marche acquis depuis le premier âge ne renseigne en rien. C’est une drôle d’expérience, un peu comme une lecture à laquelle on ne comprend rien, même en sachant lire. Tout ce qui se met en branle, tendons, muscles, articulation pour produire un effet fluide et sans douleur, je l’ignore comme j’ignore ce qu’il faut mettre en œuvre pour attraper le lecteur et le faire rester, le séduire, le questionner, le passionner, le conduire à une fin qui ne le décevra pas trop. Et pourtant, je lis et je marche.

Je ne connais pas l’anatomie, je n’ai pas le temps de l’apprendre, il me faut marcher comme il me faut écrire. Alors j’imite, j’imite la démarche des gens qui ont du mal à marcher, ce drôle de balancement du corps, cette boiterie qui allège la douleur et permet de progresser quand même. Ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une marche légère, rapide et sereine, il y faut des interventions bien plus puissantes. L’imitation n’est pas la solution, sauf à prendre de mauvaises habitudes, des tics disgracieux, des travers dangereux. Je fais la fière, je souris, je me redresse; tout cela reste hésitant, peine à cacher mon appréhension, peur de la douleur, du faux pas, de la chute. Et pour l’écriture, pour le fil narratif, c’est pareil, l’imitation prudente me rend maladroite. Ah ! liberté chérie des marches audacieuses et conquérantes, sauvages, c’est toi que je veux. Zatopeck courait mal, mais il courait vite et gagnait.

De quel geste ai-je une vraie maîtrise, à la fois analytique et synthétique ? Le kinésithérapeute que je consulte marche-t-il mieux que moi ? Peut-être évite-t-il les plus grosses bourdes… et encore ? Faut-il beaucoup savoir, comprendre, conscientiser pour maîtriser le geste ou est-ce au contraire la grâce donnée à certains qui leur fait exceller dans le geste ? Je marche, je lis, je sais faire des choses, mais je n’excelle en rien. Surtout pas en maîtrise du fil narratif.

Je dois un grand merci à Khedidja Berrassil dont le commentaire et le texte m'ont permis d'aller plus loin dans la réflexion. Peut-être encore insuffisamment, mais je prends cette plateforme de publication comme un laboratoire où l'on peut indéfiniment modifier son premier jet.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

8 commentaires à propos de “#gestes&usages #02 | le fil narratif”

    • Je vais mieux. La chute ? Pas assez travaillée, c’est sûr. Le moment où on ne sait pas aller plus loin dans sa réflexion, posé là avec juste le souci d’avoir commencé qqch dans le laboratoire qu’est cette plateforme.

  1. L’Echenoz se lit pourtant facilement (comme tes textes) emportés que nous sommes – beaucoup aimé l’équipée malaise jte le conseille au besoin – mais en tout cas comme toi et vous nous autres marchons… Avançons donc – et merci de cette ( la tienne) vérité…

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