# le double voyage | évasions passée ou imaginaire

photo ©Brigitte Célérier – Grignan
# 6

Devant le jardin muet de l’hiver où il n’y a que de la terre qui s’effrite, des graviers enfoncés sous des pluies passées, de la poussière, des racines, des branches nues portées par la vie cachée des troncs, des murets et des restanques, bien chaudement vêtus, assis à l’abri du vent, sous la tonnelle dégarnie, devant les arcades portant le rez-de-chaussée, nous regardons ce sommeil et parlons de voyages.

note : pour les récits des voyages, ce dialogue se trouve en tête des textes relatifs à chaque étape, en caractères bleus

# Prologue

J’étais à Venise et les escaliers de la gare tombaient dans le canal, j’étais à Séville et il pleuvait si fort que je ne voyais presque plus le bout du pont sur le Guadalquivir, j’étais à Rome dans une pharmacie près de la gare et un garçon dansait son manque en parlant très vite, j’étais à Bruges et je marchais le long d’un mur sans fin cherchant l’entrée du Grand Béguinage, j’étais à Lorient et il pleuvait, j’étais à Saintes et je fouillais mon panier en quête de mon billet pour le concert de Jean Rondeau, j’étais devant l’église fermée de Notre Dame du Mai et je regardais les lumières autour de la rade et celles de Bandol, j’étais à Bruxelles et j’avais trouvé la meilleure pâtisserie, j’étais à Florence et on pouvait encore s’asseoir dans une chapelle de Santa Croce pour être en compagnie de Tadeo Gaddi, j’étais à Arles et je regardais la voûte du vestibule de l’hôtel de ville.

Je serais à Valparaiso dans une ruelle qui dégringole en nous emportant moi et les poteaux peints et la mer et la richesse seraient en bas, je serais aux Kerguelen et je grelotterais en regardant le lac d’Hermance, je serais à Cholon dans la vapeur d’un restaurant, je serais à Montfavet et les gerbes de foin lancées pour le concours fendraient l’air chaud, je serais à Ua Pou à l’heure où la nuit tombe sur l’océan, je serais dans le musée d’Anthropologie de Vancouver et je penserais à Olivier Rollin en lisant les cartels des totems, je serais devant une cabine de bain blanche sur la plage de Blokhus et ce serait immense, je serais devant l’Abbaye aux Dames de Caen, je serais au Griot boulevard Kaloum à Conakry et nous mangerions des gâteaux au chocolat, je serais appuyée à une rambarde métallique du Brooklyn Bridge Park et je me remplirais le nez et les yeux.

#1 – la nuit d’avant

Et les yeux sur une jarre vide en équilibre sur un muret qui s’éboule tu dis, comme si ta pensée effleurait, qu’à la veille de chacun de tes nombreux voyages, comme ton esprit n’est plus occupé par le projet, tu suis scrupuleusement de petits rites pour ne pas penser, et tu me demandes à moi qui ne voyage pas ou si peu quelles sont mes veilles, peut-être pas pour les voyages très reculés mais pour le plus récent, quand je sens se préciser un désir de voyage, ou au moment où je me plonge dans les « cartes et estampes »

J’ai fermé le bureau hier, laissé une note sur la table de Françoise pour qu’elle puisse faire patienter jusqu’à mercredi les éventuels problèmes ou puisse parer au plus pressé et suis rentrée en flânant comme une touriste le long de la Seine et à travers le Marais, c’était bien, doux, libre et joyeux, mais maintenant, dans cette nuit qui n’en finit plus, avec le goût acide du petit matin, je me retourne dans mon lit et grommelle de rage.. idiote incapable de laisser de côté les problèmes supposés ou possibles des immeubles, des miens ou de ceux de X… seront en bonnes mains je l’espère pendant ce trou sans moi, cette évasion d’autant plus délicieuse que le besoin que j’en ai après l’exaspération de ces derniers jours m’est inhabituelle en ces mois sans parisiens où la ville m’appartient. Me lève, jette le lys qui se meurt sur le bac qui me sert de table basse, ouvre la valise qui attend, passe ma main contre les bords, me rassure en trouvant mon Montaigne, le petit carnet qui ne porte pour l’instant que l’adresse de la chambre d’hôte que Fred m’a dégottée (regret, un peu – non, sois franche, ce n’est pas vrai – qu’il ne vienne pas) et l’enveloppe rouge où dorment les trois billets de concerts… vérifie dans mon sac l’heure du train… ne peux calmer ce satané mélange d’excitation, d’appréhension, d’auto-reproches pour ne pas davantage m’être préparée… même pas eu ou n’ai pas pris le temps de me procurer un plan ou des descriptions de la ville, connais bien la silhouette de la cathédrale, avec son côté un peu absurde, la fantaisie hors-norme de sa tour, suppose que je me coulerais bien dans cette ville que je sais ancienne… n’avais pas le temps, autres choses en tête (pourvu que le serrurier… zut), aime découvrir, me perdre… mais pourquoi je tourne en rond comme ça… douche, s’habiller, bien fermer tout, jeter un coup d’oeil navré sur l’antre, je suis en avance, le temps qu’il faut, au fond, pour un café, pour trouver un polar et peut être un plan à la gare, quoique guère de chance… on verra.. un quart de lexomil, rajouter le châle chinois dans la valise pour faire mienne la chambre..

photo CC – Google street view

Les pétarades des jeunes à mobylettes qui se défoulent le soir à la lisière du centre voué aux piétons a cessé, j’ouvre ma fenêtre, je hume la nuit de Sienne… n’a rien d’exceptionnel, mais j’ai besoin de me jouer un peu la comédie pour accompagner cet adieu et mon regret hésitant pour tout ce que n’aurai pas vu, pas appris, maintenant que n’en ai plus le temps avant ces deux jours que j’ai voué au réveil de mes pas d’il y a douze ou treize ans dans les rues de Florence, ce regret que je m’efforce d’avoir, ce remords dont je savoure l’insincérité, qui ne peut s’opposer au souvenir de la douceur de ces huit jours dans les ruelles, les récompenses des découvertes payées par la douleur des mollets, les vieilles boutiques si charmantes où ne rien acheter, la paresse au sommet de la conque, la lente déambulation devant les fresques d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Publico, et celles de son frère Pietro ainsi que le siennes (mais je préfère Pietro) dans la basilique de Saint François, devant la saveur des tons, les ors, les verts insensés, les oranges doux de l’école siennoise avec lesquels dialoguer silencieusement dans le Musée diocésain tout à côté, et tant pis pour la Pinacothèque, mais souvenirs cueillis dans les églises, au Musée Civico et à celui du Duomo, et même le reste de délectation quand les couleurs virent légèrement avec la déliquescence de Beccafumi et de ses successeurs, le plaisir des yeux caressant les façades, les sourires, la vivacité de la ville, la lecture de Dante dans cette langue inconnue qui devenait familière en m’appuyant parfois sur la traduction et en levant les yeux sur la douceur de la vue depuis le parvis de San Clemente in Santa Maria di Servi…

#2 – l’arrivée

Quand le soleil est à son plus haut, le dos contre le mur, les yeux regardant au loin au delà des branches nues, tu as parlé d’avions se posant à JFK ou dans un atoll, du pont vers Malmö, d’une entrée de port, de petites et grandes gares et je rêvais en regardant mes pieds sur le gravier ; tu as baissé ton menton, tu m’as regardé, tu as dit « c’est bien les arrivées, c’est encore pur, pour toi aussi ? » tu as remonté ton col jusque sous ton nez et tu as attendu..

Dans le hall de la gare le stand de journaux et autres était fermé, où j’espérais acheter un plan… derrière un guichet un employé occupé avec un voyageur… l’autre s’ouvre sur le vide du bureau dans lequel, à distance, une femme et deux hommes discutent et rient… les groupes descendant du même train que moi se sont égaillés… suis sur le trottoir face à deux séries d’arbres et un parking me séparant d’une rue parallèle à la longue façade de la gare… sur ma droite, au bout du trottoir, devant le petit ressaut terminant la façade un poteau portant des panneaux… quelques pas, lire « Parking gratuit longue durée » lire « Centre ville », lire « toutes directions » et ne pas y croire puisque cela renvoie aux rares maisons d’entrée de ville vues du train en arrivant… me tourner vers la gauche, avancer… face à l’autre avant-corps qui ferme la longue façade, belle de sa simple symétrie, un panneau « Centre ville » oriente vers une rue perpendiculaire, plongeant vers le cœur. L’Hôtel de France dort au coin de cette rue et de celle qui suit les rails. Lève les yeux, décoince mon cou, cherche inspiration dans le bleu clair du ciel.. entre dans la boutique Avis qui suit le restaurant, fais face à un sourire un peu plus ouvert que ne le demande la simple politesse commerciale et qui persiste quand, sans louer quelque véhicule que ce soit, je demande par où gagner le chemin au joli nom que je cherche.. Lentement, pour être sûre que cela pénètre mon esprit et s’y imprime elle m’explique la solution, si simple que cela ne demandait telle précaution.. ai-je l’air si embrumée ou s’ennuyait-elle ? Je sors, reviens vers la rue qui suit les rails et avance, dépasse un snack, un autre loueur de voitures, un petit immeuble de ciment gris qui font face aux grilles de la gare, comme ensuite un garage, quelques maisons à un ou deux étages d’une neutralité parfaite… je pense que je suis dans l’ingrat utile de la ville… la grille et le portail blanc d’une cour, un traiteur thaï… l’avenue s’éloigne un peu des rails, avance maintenant entre deux rangées de bâtisses, de façades grises ou crépies de blanc, différentes entre elles, un peu, et d’une banalité absolue et unanime, quelques cafés, une rue qui traverse sur un pont métallique, un centre de formation à on-ne-sait quoi sur la gauche, une grande cour carrée derrière une grille sur la droite face à trois silos d’ordures… après avoir croisé une ou deux rues | ne sais déjà plus, ne pense qu’au sac qui bat mes jambes, espère que cette marche ne m’éloigne pas de ce qui m’intéresse, souris/soupire de cette façon qu’ont les villes aux cœurs anciens plus ou moins préservés de s’entourer de constructions similaires, sans doute agréables à habiter de génération en génération derrière leur platitude morne, avant l’autre ceinture vouée aux dépôts, aux bureaux ou aux villas | l’avenue de la Marne change légèrement de direction, devient la rue Emile Zola et, après un haut mur ingrat sur la droite, intercale, dans l’alignement des façades de deux ou trois étages, des petites maisons en retrait derrière leurs petits jardins, des embryons de villas qui lui donnent un peu de charme. Des buis, des feuillages, des petits immeubles, un semblant de variété qui anime l’avancée le long des trottoirs déserts… des pas et des pas et puis une nouvelle inflexion du tracé, un autre nom, et juste après que cette rue se jette avec un angle aigu dans la rue de l’Epineuil s’ouvre sur la droite le chemin au joli nom, et debout devant le petit jardin de la seconde maison je reste un moment immobile, me mettant mentalement au garde-à-vous avant de sonner.

Retrouver la clarté de cette gare et le rythme des piliers blancs… en buvant un café ristretto avec un gateau crémeux d’une bouchée devant un comptoir dans un coin du hall, jeter un coup d’oeil à mon vieux plan de la ville parce que la mémoire des jambes une dizaine d’années environ après mon premier séjour est certainement défaillante et sortir sur le grand trou de la place, les bâtiments beiges, ocres ou roux aux toits presque plats, leur sévérité et l’harmonie gracieuse que seuls les toscans arrivent à concilier ainsi, l’herbe rase du terre plein et au bout de l’allée qui le traverse face à moi l’arrière de Santa Maria Novella qu’il faudra bien que j’aille visiter cette fois… et en peu penchée en arrière pour mieux me remplir de l’air de la ville | tant pis pour la part de polution qu’il contient comme partout, je veux l’ignorer | oubliant injustement un instant la tendresse de Sienne, avoir, comme tant et tant de voyageurs depuis la mode du grand tour, presque l’illusion d’être chez moi, alors que bien entendu la Toscane ne se montre, n’offre sa civilité et ses beautés qu’avec une réserve gracieuse digne d’un mélange d’aristocrate et de grand négociant… traverser, laisser passer le tram, prendre pied, dans l’animation tranquille de ce tout début d’après midi, sur le trottoir devant les stands dominés par la haute façade arrière de l’église qui proposent des sacs, des bouteilles d’eau, des bonbons, des journaux, plans, cartes postales, souvenirs etc… les voir sans en prendre conscience et suivre la via degli Avelli | me murmurer ce nom que viens d’apprendre | en regardant avec le plaisir des retrouvailles la douceur des reliefs du soubassement des arcades du cimetière plutôt que les façades des maisons et les quelques cafés qui leur font face, attendre d’avoir traversé presque toute la place Santa Maria Novella pour m’arrêter, me retourner, rester un moment immobile face à la façade, laisser mes yeux caresser le jeu des noirs et blancs, la science et la beauté du dessin des panneaux et de la partie haute, en saluer la nouveauté pour l’époque sans retrouver le nom de l’architecte, me pencher, reprendre en main l’anse de la valise posée devant l’ourlet fleuri du gazon, prendre la via dei Banchi…

#3 – l’impossible retour

Tu as baissé un peu la tête, tu jouais avec un bâton dans la terre et les graviers, tu parlais de tes envies de ne pas revenir, tu évoquais ce jour où ton compagnon s’est blessé la veille de votre retour, d’une perte de papiers aussi et l’histoire était si compliquée que je n’ai rien compris, tu m’as dit que bien entendu jamais je ne m’étais trouvé dans cette impossibilité, et sans vouloir contredire cette affirmation j’ai pris un détour en évoquant ceux qui le désiraient ce retour sans y avoir accès

Samedi après-midi, en attendant le concert du soir, ai traversé la rivière et, sans me risquer dans les petites rues, ai suivi la berge les yeux sur l’arc de triomphe devant lequel venais de passer et le jardin public, allongeant le trajet le plus court dans le plaisir de l’eau et suis montée doucement jusqu’à Saint-Eutrope. Tête levé vers la saveur des chapiteaux, les entrelacs végétaux enserrant des masques ou des lions hauts sur pattes, les monstrueuses bêtes que je baptise tatous campées sur les dos de chevaux ou ne sais quels animaux dont ils mordent le cou renversé pour mordre leurs pattes arrières, les… une présence derrière mon épaule, une voix qui malmène les sons pour m’expliquer ce que je me crois capable de voir, une voix qui quand je me retourne dit : « tu… vous n’avez pas le feuillet, voulez que je vous explique ? » avec un sourire qui hésite à s’effacer quand je répond que merci mais que… qui revient quand je propose que nous regardions et imaginions ensemble ; nous tournons en silence autour de la pile, nous regardons la pesée des âmes, sa voix dit « c’est ce que les gens viennent voir » et je réponds que moi j’aime le masque humain dans les feuilles qui ressemble aux peut-être lions | il dit « chez moi aussi sont… » et puis s’arrête | et surtout les successions de monstres superposés, que cela me fait penser à des vagues, il dit « la mer », je dis « la mer », il dit « elle est belle chez moi », je dis « c’est où chez vous ? » il dit « au fond de la mer, non pas au fond au bout à l’est », il dit « elle est belle de sa côte », je dis « vous l’aimez. » Il dit « beaucoup, on aime tous sa mer et sa côte », je dis « c’est une chance d’en avoir une », il dit « oui même de loin mais c’est un appel » et puis, « vous voulez descendre ? » « Pour voir l’église basse ? Oui bien sûr c’est surtout elle que venais voir ». Nous descendons, restons muets un moment, regardant le jeu des voutes, il dit « c’est beau », je dis « il doit y avoir des voutes en berceau chez vous » en levant la voix sur chez vous pour en faire une question. Il répond « oui, il y en avait une dans une ruine à côté de la maison de mon père ». Nous regardons. Il dit « je ne la verrai plus alors j’aime celle-là… non.. plus », et puis : « je ne peux pas rentrer, je n’étais pas venu pour rester, d’ailleurs je n’ai plus de papiers, enfin pas encore, mais je ne peux plus rentrer ». Je m’assied sur le seul banc adossé à un mur, lui s’assied par terre. Il me parle et répond aux questions que je n’ose poser, ou il se parle. Il dit « le curé ici est gentil, il me prête une chambre et il s’occupe de ma demande d’asile, c’est pour cela que je veux aider en montrant » il dit « je ne veux pas de l’asile, je veux rentrer, je ne veux pas fermer la porte » il dit « mon père a porté la honte de mon exil, il est mort et je ne l’ai pas vu » il dit « mon frère a les oliviers, il a racheté la part de ma femme puisque suis parti » il dit « ma femme veut divorcer » il dit « elle m’a fait dire que c’était pas vraiment son désir » il dit « je veux rentrer mais je ne peux pas » il dit « il faut que j’aime ce pays ci, il est beau » il dit « il faut que vous alliez voir les thermes » je dis « oui, demain matin, vous m’accompagnez » il dit « oui » nous faisons le tour des chapiteaux, nous remontons, nous nous disons « à demain ».

Première visite pour le Crucifix blessé de Cimabue dans le Musée de Santa Croce, rester devant lui, en amour et compassion, ne pas regarder la photo de ce qu’il était quand je l’ai vu à mon premier voyage, contempler la splendeur des ors et du noir de la croix, la souplesse du linge presque transparent, la courbe alanguie du corps, les blessures laissées apparentes lors de la restauration après l’inondation, témoins du sinistre de la ville et puis sortir, re-traverser les cloîtres, regagner l’église, et parce que c’est sa ville qui l’a banni et qui se glorifie de lui, parce que j’ai vu sa statue sur le parvis, parce qu’il a été mon compagnon à Sienne ou du moins son Enfer qui dort dans ma chambre d’hôtel, aller voir, à côté de ceux de Michel Ange et autres Machiavel, le cénotaphe de Dante, que j’avais négligé parce que la solennité lourde du dix-neuvième, même de qualité, jure un peu au milieu des splendeurs des treizième et quatorzième, même très remaniés au fil des siècles et des embellissements qu’ils ont voulu y apporter. Je lève les yeux vers sa statue pensive dominant le sarcophage vide, je regarde ses yeux de pierre, je lui dis combien les florentins sont fiers de lui, assez pour avoir débaptisé un petit palais pour le réinventer en maison de Dante, assez pour avoir demandé ses restes à Ravenne qui les conserve résolument, assez pour avoir gravé là, sous ses pieds, Onorate l’Altissimo Poeta et il me répond silencieusement qu’il n’a jamais cessé en son exil de lutter contre les noirs qui avaient pris possession de sa ville, il me répond qu’il garde rancune à Boniface VIII de l’avoir retenu à Rome pendant que les noirs renversaient les blancs dont il était, il me répond qu’il a tant souffert des flèches que lance l’arc de l’exil, il me répond qu’il ne pouvait rentrer et sentait combien le pain de l’étranger est amer, il me répond qu’après sa longue errance à Bologne, à Paris, il a trouvé refuge, a été accueilli à Ravenne mais ne pouvait rentrer même s’il est dur de monter et de descendre l’escalier d’autrui. Je lui rappelle que, parmi d’autres, Boccace a écrit On ne peut passer sous silence l’exil injustement prononcé contre Dante Alighieri, homme très illustre de sang noble, remarquable par sa science et par ses ouvrages dignes de louange, d’honneurs et de gloire. Il me répond « je sais ». Je lui rappelle l’offre faite en 1317 aux bannis d’une amnistie s’ils payaient une amende et se présentaient à la ville en pénitents. Il me répond en citant avec la rage froide et digne de l’exilé et de l’ancien noble qu’il fut, la réponse qu’il lui a donnée : « Ce n’est pas là le moyen de rentrer à Florence ; mais si vous en trouvez un autre, qui ne déroge pas à la réputation et à l’honneur de Dante, je l’accepterai avec empressement. Si je ne puis rentrer honorablement à Florence, je n’y rentrerai jamais » Il me répond que pourtant c’est de la ville dont on est qu’il est le plus doux de contempler le soleil et les étoiles. Je m’incline moralement et le laisse songer le menton doucement soutenu par sa main aux doigts ouverts.

#4 hommage à Cortazar

Nous étions sous les arcades, avons fermé les grandes vitres de la grande salle à ras de jardin, nous regardions un pigeon qui piétinait le long de la terrasse, des petites risées qui faisaient glisser les feuilles mortes et heurtaient les plantes grasses dérangeant de façon infime leur impassibilité, nous parlions de repos avec délice

Au hasard des rues moyennement étroites entre maisons muettes enduites de ciment, anciennes et banales, sans charme extérieur, à la recherche d’un endroit où « me poser », la première terrasse que j’ai trouvée en rejoignant le centre historique : quelques tables sur trois places de parking devant l’une des maisons de pierres aux sobres et nobles proportions qui s’alignent, face à une bande de gazon les séparant de la sous-préfecture et de son jardin, sur cette étroite place rectangulaire qui fait face à la cathédrale, évocation d’une entrée, d’un parvis qui ne résiste pas à la présence des trois rangées de voitures. La chaleur de cette journée d’été, l’affluence des visiteurs et festivaliers crée un petit foyer d’effervescence sur cet étroit espace délimité par des tonneaux qui doivent dissuader les voitures de l’envahir aux heures de fermeture de ce qui est un pub d’après l’écriteau surmontant la porte étroite, sous une large fenêtre à meneau, ce que confirment les verres et chopes posés sur les tables autour desquels on parle, on rit, on s’interpelle, sauf une ou deux personnes muettes qui font tache. Toutes les tables sont occupées comme, de l’autre côté de la rue, à l’intérieur, les deux plus proches de la porte fenêtre moderne percée sous ce qui fut une grande arcade murée… un garçon sort avec un plateau au moment où je décide de passer mon chemin, répond que oui il y a de la place à l’intérieur, que oui on sert autre chose que de la bière, que oui du café si je veux | avec une grimace dissuasive accompagnant cette dernière affirmation. Et me voici au fond de la grande salle que je ne devinais pas, devant un verre d’eau que j’ai bu et un café viennois commandé dans un moment d’aberration et dont la seule vue m’écoeure, regardant les groupes plus ou moins affalés, les bouches qui s’ouvrent sur de grands rires ou tètent les verres, me reculant intérieurement, installée dans mon sentiment d’être étrangère à leur monde, tout autant qu’au couple de la table voisine, chemisier de soie sur pantalon à la teinte d’un vert clair indéfinissable et forcément sublime pour elle, chandail sur les épaules et petit foulard disrupteur de cotonnade pour lui, qui épluchent ce qu’à distance je reconnais comme le programme des concerts et ateliers. Et derrière cette paroi de verre que j’ai installée je pense musique, je pense à l’homme de Sainte-Eutrope, je détruis peu à peu mon être parisien, je me décolle lentement de ma sauvagerie cachée, je commence à sourire à la joie qui m’effarait tout à l’heure, à laquelle je veux supposer une part de sincérité, où je ne distingue plus que le bien être de ce jour de vacances, je m’insinue, un peu en retrait tout de même, dans le tableau.

Je ne suis pas touriste, un pas de côté, je suis habitante provisoire, ou je suis touriste que Santa Croce a nourrie suffisamment pour emplir la longue fin de ce jour, je suis moi, je marche, ai flâné, me suis arrêtée devant un maroquinier, ai hésité, la lassitude est venue, et via Faenza quelques tables devant une façade peinte comme les tavernes bavaroises (le décide pour le sourire, d’ailleurs je ne les connais pas) une carte de glaces, un garçon qui confirme qu’ils ont des granités, la certitude que ce ne seront sans doute pas les meilleurs mais qu’importe… suis assise dos au mur, au ras des passants, de l’animation, des sacs à dos, des shorts des allemands, des coups de soleil, des costumes de lin clair portant serviettes de cuir, des grands rires qui sonnent en toutes les langues, des jeunes femmes ressemblant à Monica Vitti, d’une ou trois donne en robes à petites fleurs avec des grands sacs et des chaussures souples de couleurs vives, de gamins et gamines de toutes provenances têtes levées vers les adultes pour quémander, de cheveux longs à guitare, de blousons à percing qui sont stoïques dans la chaleur, je laisse fondre avec délice la froideur granuleuse dans ma bouche pour accompagner ce qui se voudrait réflexion sur l’emploi des deux jours qui m’attendent, faisant charnière entre Sienne et Paris et mes immeubles, je butte sur les Offices que, oui, n’ai pas visitées, et rien ne vient d’autre que la Marie Madeleine de Donatello au Musée du Dôme, j’abandonne, je me fais végétative, vache regardant passer les gens, s’insinue la nécessité de trouver victuailles pour pique-niquer dans ma chambre à minuit en m’ébahissant devant la vulgarité de la télévision italienne moi qui ne connaît pas la française, mais j’ai le temps. Je suis bien, je regarde sans voir vraiment sauf par petits éclairs et je souris dans le vague.

#5 – hommage à Nicolas Bouvier

Je t’avais suivi dans les dédales de tes cheminements anciens, sautant des avenues aux pistes cachées des déserts, de noms de village en sémaphores, tu étais un peu essoufflé, tu m’as regardée, me suis plongée en moi, dans mes infimes souvenirs quitte à les ré-inventer, dans la logique de mon voyage trop ancien.

Trajet vers la ville

dans le train délaisser lecture et me résumer au regard errant sur le charme des collines et les ondulations de la campagne

parking de la gare

redécouvrir la presque démesure de cet espace, mais cette fois, parce qu’elle était attendue, repérer tout de suite, dans le presque lointain, en face, la haute masse accostée au clocher, comme un point justifiant le pourtour d’immeubles, de l’arrière de Santa Maria Novella et ses dépendances

kiosques

sous le grand pignon arrière de l’église, cinq ou six kiosques dont l’un, à côté d’une cabine de photomaton, présente des guides, des cartes postales, des plans de la ville ou de cartes de la Toscane… prendre le temps de fouiller un peu pour le plaisir de m’attarder en me vêtissant de la ville et de sa vie et acheter le guide le plus succinct, le plus mince mais avec une série de plans faciles à consulter, même s’il restera sans doute sur la table ou tablette de la chambre, pour m’y référer avant ou après les errances

la piazza de Santa Maria

suivre les arcades du cimetière, m’offrir le retard d’un coup d’oeil à travers celle qui s’ouvre sur la place à côté de l’église, résister à l’envie de m’asseoir sur un des bancs entre la petite pyramide et la façade ; debout à côté des jeunes assis sur les marches regarder la longue place et me demander qu’elle est parmi les rues qui partent en biais vers la gauche un peu avant la fin en biseau qu’elle dessine celle que je dois prendre

rue des Banchi

longer les deux ou trois terrasses de café où de rares carcasses se prélassent en prenant le soleil, m’arrêter, vexée, regarder le plan juste sous la lourde et superbe lanterne (me souvenir que l’hôtelier de Sienne qui s’était chargé de retenir une petite chambre dans l’hôtel, puisque la pension de famille si simple et charmante du premier voyage n’existe plus, l’avait mentionnée, la qualifiant de superbe) revenir de quelques pas pour tourner l’angle, retrouver la lanterne jumelle dans la via dei Banchi qui, le plan le confirme, part dans la bonne direction. Dépasser arcades taguées (ça ce n’était pas signalé) continuer le long des belles et nobles façades qui font l’ordinaire du cadre..

arrivée place baptistère

longer le côté d’une église noble et humble, caresser une pierre, continuer en me forçant à l’indifférence de l’habitant qui a un but, en dépassant portes cochère, vitrines de boutiques, guetter la fin de la rue à travers la petite foule de marcheurs, passer entre les grandes jarres garnies de plantes qui marquent le début d’une zone que je suppose piétonne, ce que dément un camion rouge garé juste à l’endroit où apparaît une partie des pans coupés, du décor vert et blanc du baptistère, et le dépassant un peu à l’arrière, semblant le dominer, la moitié du portail de l’église

hôtel

la grande porte de bronze est ouverte, deux hommes en uniforme sont plantés dans l’entrée, saluer le souvenir de ses sculptures avec la fierté de qui sait leur beauté, suivre le côté gauche de la place qui, passé le porche de l’église, du Dôme, prend le nom de la piazza del Duomo et s’élargit en une courbe qui en épouse l’ampleur du transept et du choeur, guetter les numéros, dépasser une superbe porte sculptée, d’autres plus ordinaires mais de belles dimensions en jetant de temps en temps des coups d’oeil sur la droite pour me remettre en mémoire les panneaux de marbre qui maintiennent la joie d’être là, réaliser tout d’un coup que je me trompe, revenir au début de la courbe, et un peu avant la fin de la partie rectiligne qui suit la nef trouver au cœur d’une série d’arcades de pierre encadrant des vitrines de boutiques, à la base d’une façade ocre, celle qui ouvre sur un couloir sombre, courber la nuque, lever les yeux, voir le nom de l’hôtel s’étaler au dessus de la deuxième rangée de fenêtres

ascenseur

découvrir que cet hôtel trois étoiles n’occupe que les troisième, quatrième et cinquième étages de l’immeuble, que le bureau se situe au quatrième et, en me dirigeant vers l’ascenseur avoir l’impression de remonter le temps et de revenir vers l’humble et charmante pension de mon premier voyage à laquelle on accédait par un grand ascenseur, croire reconnaître la grille, hésiter devant les boiseries, me demander si l’hôtel n’est pas une extension et réfection par des héritiers ou repreneurs de ma presque amie que j’avais remerciée par un bouquet de violettes, qui m’avait offert en retour un mouchoir brodé…

chambre et fenêtre

la chambre est minuscule et je souris au retour de l’exiguïté de la chambre d’alors, accentuée encore cette fois par le soin apporté à son décor… je dis adieu à la cellule dont les murs évoquaient la chaux, à la tablette se rabattant, à la seule chaise au siège de paille et dossier de noyer naïvement ouvragé, ici ce sont des boiseries, une penderie au pied du lit, un bureau posé sur des tiroirs face au lit, si près que la chaise de cuir doit être déplacée pour circuler.. mais si un balcon avec des rideaux remplace la fenêtre carrée, si la douche n’est pas ce creux dans le sol et cette pomme au plafond, dans un recoin à côté de la fenêtre de mon ancien asile mais un petit local cloisonné, l’essentiel est que, comme alors, on prend dans les yeux en entrant le dôme.. et je sais en ouvrant les battants que ce n’est pas le même immeuble car il est là mais un peu plus loin, et sous un angle différent, moins intimement présent.

#Bergounioux

Sous les voutes de la salle à rez de jardin, les yeux flottant avec désir de s’en abstraire sur la terre détrempée et sur les restes de neige subsistant sur les divers conifères dont j’oubliais toujours les noms, tu te souvenais d’un cabotage sur une vieille coque le long des côtes de l’Ionie ou du bateau qui attendait ton plaisir dans le port de Saint Martin et quand tu t’es retourné vers moi j’ai commencé par soupirer soi grand était mon regret de la mer de mon enfance et parce que, si les cadres de tes navigations passées n’avaient pas trop changés | à vrai dire j’avais grande crainte que ce ne soit pas le cas | j’étais certaine que mes petits paradis soient de nos jours envahis et leur quiétude malmenée.

Il y avait bien les Vauriens et les As-Méditerranée (ces dériveurs qui n’existent plus depuis longtemps, dont nous avons connu les derniers) pour les petites balades, la pêche à la palangrotte ou pour nous servir de ponton devant les plages, à l’abri des allongés, mais les petites virées d’un ou deux jours étaient assez rares pour rester comme des petits ilots de rêve, il y fallait le prêt du bateau d’un ami ou la location au Club Nautique de la Marine par mon père de l’un des deux longs et étroits quillards de construction allemande je crois, aussi beaux que peu confortables, qui me ravissaient. Ce fut sur l’un d’eux, une année, à l’orée des vacances, la première fois.

Ce fut un matin d’effervescence où celui qui s’attardait trop, tartine en main, sur le balcon, pour regarder la mer, ou monopolisait trop longuement la salle de bains déclenchait des protestations lancées par des voix enflées dans les aigus, où notre mère qui s’était sacrifiée ou avait autres projets harcelait avec douceur aussi insistante que souriante le retardataire, où on a vérifié trois fois les sacs et les couffins, sans oublier les boites de cassoulet qu’avait préconisées le père et qui sont revenues intactes, où finalement la vieille 203 a démarré saluée par un adieu maternel et un salut amical d’un ou deux amis. Ce fut la fierté de fouler le ponton de bois chargés de notre attirail, des sacs de voiles récupérés et de trois ou quatre immenses sandwichs de marin achetés à un kiosque devant la porte de l’Arsenal parce que la mer ça donne faim. Ce fut s’affairer, ranger, gréer, vérifier, calmes et appliqués sous les directives souriantes de notre père, ce furent mes yeux grimpant le long des haubans selon un petit rite personnel me reliant aux matins de pêche en Vaurien, ce fut le soin que chacun mettait à ne pas rester le dernier à l’intérieur de peur de ne jamais pouvoir en sortir à cause des « puisque tu es en bas, tu peux… ». Ce fut enfin le matelot détachant les amarres, une fille les rangeant, le frère fier de se pencher pour déborder, notre appareillage dans le toussotement du moteur, en passant en revue les bateaux les plus proches, se tordant le cou pour voir si quelqu’un nous suivait des yeux depuis le pont du Foch ou de je ne sais plus quel était le porte-avion de l’époque. Ce fut avant de passer la grande passe, hisser les voiles devant la pointe de la Piastre, regarder les voiles frémir et pénétrer dans la grande rade en chantant faux « C’est en passnt sur l’pont de Morlaix ». Ce fut évoquer avec mon père « le frère de la côte » de Conrad qu’il m’avait fait lire en voyant Escampo-Barriou, passer le Grand Ribaud, saluer l’Estagnol et la plage de la maison de pêche de Brégançon au loin en dépassant les Mèdes à l’extrémité de Porquerolles, laisser dans le sud l’île de Bagaud, la baie de La Palue, la pointe de la Galère, regarder avec horreur l’île du Levant et dans un silence émerveillé pénétrer dans la baie de Port Man, heureux de constater qu’elle n’abritait que deux autres bateaux, et mouiller à la limite des mattes et de l’herbier. Dîner dans la paix, apprécier la discrétion de la musique provenant d’une coque noire à bonne distance, baisser la voix et en sourire.

Ce fut avant le petit-déjeuner se laisser couler le long de la coque, le délice du contact de l’eau fraiche et appeler les autres à me rejoindre, partagée entre le bonheur de la beauté transparente de l’eau et la crainte en sentant l’immensité de la vie sous ma petitesse. Ce fut une matinée de rires en se faisant hisser à bord pour replonger, en jouant comme des jeunes chiots, en nous disputant juste autant que nécessaire. Ce fut le plaisir de contempler en silence, assise sur la plage avant, la beauté qui enserrait notre abri. Ce fut un après-midi de voile avant de gagner, pour la deuxième et la dernière nuit, la rade et le port de Port-Cros après le départ du dernier bateau vers la Tour Fondue, emportant les touristes du jour. Ce fut le plaisir inattendu d’entendre notre père nous inviter à dîner dans le petit restaurant. Ce fut mon premier et dernier pastis et la houle dans ma tête. Ce fut nous prendre pour des princes débonnaires en regardant la paix du port. Ce fut la nuit douce, glissée dans la couchette-cercueil, et le retour.

#8 Quintane_Colomb

La pâleur d’avant-nuit glisse par la fenêtre, dans nos tasses ce n’est pas du thé au jasmin mais du Caravane parce que j’ai choisi, tu fais une grimace, tu te lèves ajoute une goutte de whisky, un peu de sucre roux, tu dis « j’ai rencontré beaucoup de gens, qui m’ont plu ou non, que j’ai cherché à connaître ou qui me sont indifférents, qui se cachaient bien, ou dont je ne le retenais et ils ne donnaient que l’immédiatement nécessaire, les jours de rêvasserie je m’imagine que ça aurait pu être… par exemple ton bonhomme de Saintes.. »

l n’était pas mien et ce n’était pas un bonhomme.

Mais moi je suis curieuse. Suis curieuse mais j’ai horreur des inquisiteurs, assez pour me refuser à l’être.

  • Quand nous nous sommes rencontrés devant les chapiteaux je lui ai tout de même dit mon nom et demandé le sien,. Il m’a répondu « Idir » et puis à bouche entrouverte et un peu tordue : « ça veut dire destiné à être libre, sais pas si… » et nous avons regardé le moutonnement des dos d’animaux.
  • En repartant vers l’autre rive, pour me préparer au concert du soir je me demandais quel était le pays où on pouvait s’appeler « Idir, destiné à être libre » et j’étais vexée que mon prénom n’ait d’autre sens que d’avoir été celui d’une sainte, reine, mère et nordique..
  • Il était assez petit Idir, musclé sans excès, enfin pas comme un qui a voulu l’être.
  • L’avait la parole brève, Idir, des gros sourcils, un crâne rond qui se dégarnissait, une petite cinquantaine d’années.
  • Timidité affichée et sans doute récente. Mais une autorité ancienne qui transparaissait.

Tu as un sourire d’ironie douce pour dire : « on ne dira pas que tes recherches t’ont beaucoup éclairée » – « oh un peu davantage tout de même… j’ai été honteusement inquisitrice, j’avoue qu’il m’intéressait, alors j’ai eu l’audace extrême (là, tu ris) de l’interroger lorsque le lendemain nous sommes allés, comme prévu, tout à côté, nous asseoir sur les pierres usées de l’amphithéâtre gallo-romain… de quel pays venait ce prénom (sur lequel absurdement je trébuchais un peu)… et dans l’assez court trajet, rebondissant sur ses réponses pour m’aider à comprendre mais sans vraiment vouloir poser question directe s’appliquant lui, plutôt pour humer un peu de la civilisation proche et autre qu’il incarnait, j’ai appris

  • qu’il était Albanais
  • Non pas vraiment proche de mon ami Croate ou dalmate, plus au sud de la frontière
  • La ferme de son père, reprise par son frère, là où avait grandi était entre une vieille ville qu’il disait la plus belle du pays, bien entendu, et la côte
  • Sa femme, elle | celle qui l’avait été un temps, qui l’était toujours … là sa voix s’est évanouie dans l’air | avait une boutique de modes en ville
  • non lui n’était pas à la ferme ni en ville, ou en passant
  • en fait pendant les dix dernières années il était steward sur un bateau qui faisait la bavette entre Vlora et Brindisi
  • et puis… mais là nous nous nous sommes intéressés à la forme de l’amphithéâtre…
  • simplement en rentrant j’ai fait la connaissance du curé, je l’ai revu à un concert, nous étions un peu amis à cause de lui, Idr, et il m’a dit sans vraiment me dire que c’était si facile pour les jeunes d’arrondir les revenus du ménage en louvoyant un peu à côté du chemin dret, mais plus difficile et dangereux, y compris pour sa famille, d’y revenir
  • je ne sais pas ce qui est arrivé à Idr, peut-être est il violoneux quelque part comme il le rêvait

#9 – histoires

Tu disais je rencontre partout des gens étonnants et pleins d’histoires drôles, tristes, intéressantes, toi tu ne les écoutes pas ou tu oublies parce que tu ne t’intéresses pas à eux, je disais que si, tu riais en prétendant que j’en étais inconsciente, j’arguais que ce qui m’était raconté ne m’appartenait pas, tu as répondu que je m’inventais une mauvaise raison, alors :

A l’hôtel du Dôme, le second matin, comme je rappelais, en échangeant quelques mots de courtoisie vide avec l’homme responsable de l’accueil, le souvenir de la petite pension de famille où j’avais passé si belles journées près de trente ans plus tôt, le gardien/liftier qui traversait le hall s’est arrêté en disant « oh chez ma tante ? » et m’a raconté qu’il l’avait aidée un temps à tenir ces quelques chambres, son appartement devenu trop grand à la mort de son mari (l’était encombrant avec ses livres, ses notes et il avait même fait un atelier de menuiserie dans une pièce où il bricolait des trucs parfaitement inutiles) mais elle n’était pas faite pour ça, alors finalement elle a vendu – c’était deux maisons plus loin, la vue sur le Dôme était plus serrée – oui je me souvenais bien – elle est partie au village près de Chianti, mais lui, grâce à elle, il a appris ce qu’il ne fallait pas faire et là il a ri sans méchanceté… moi, l’écoutant, je renâclais intérieurement contre ce jugement condescendant

La nuit était là, le Dôme n’était plus qu’une présence plus sombre derrière la fenêtre entrouverte et le bruit de la place s’était éteint, assise sur le lit je retrouvais Dante au Paradis et il parlait des douces notes de voix diverses et dans « cette présente perle » de la lumière de Romieu et de la méchanceté des Provençaux et, comme j’étais intriguée et désireuse de le connaître, Jacqueline Rosset, merci à elle et qu’elle me pardonne si ne la cite pas exactement, n’ai pas retenu précisément ses mots, m’a raconté l’histoire de Romieu de Villeneuve ministre et sénéchal du comte de Provence qui fut tuteur des filles de celui-ci après sa mort, veilla à les marier dignement et assurer leur avenir, mais fut accusé par des seigneurs provençaux, vils jaloux, d’avoir mal géré les biens de son maître, ou pire, et s’en alla en pèlerin on ne sait où, errant sans qu’on n’entende plus parler de lui, ce qui lui valu la tendresse de l’éternel exilé Dante Alighieri.

Histoire ancienne dont les méchants et les bons avaient depuis longtemps disparu, comme ceux dont, assis dans l’herbe au dessus des gradins reconstitués, face aux superstructures lancées vers le haut de la cuvette de l’amphithéâtre, aux Saintes, Idir avait choisi de me parler, pour éviter sans doute de me raconter sa propre histoire, se bornant à dire sa rencontre d’un nom répandu dans son village « au pays en Albanie, chez mon père » sur l’enseigne d’un boulanger à Brindisi de la Montagne, un peu au nord d’Albano di Lucania où l’avait invité, chez ses parents, un de ses amis embarqué avec lui sur la navette Brindisi/Vlora, et sa découverte, lui l’ancien élève rêveur que n’intéressait pas l’histoire de son peuple, les grands départs d’Albanais au cours de ces siècles de luttes et d’occupations diverses et surtout sous le joug des ottomans et, parmi les derniers, des gréco-catholiques de sa province qui avaient fondé au seizième siècle ce gros bourg allongé sur une crête, et il parlait des maisons serrées au dessus de vallées, de la ruine d’un château, des églises belles et humbles et il a commencé à évoquer cet homme qui portait un nom familier et qui avait bâti ici une maison, la plus belle bien entendu, pourquoi pas puisqu’il l’inventait.

#10 – 3 « cartes postales » et un

Tu as souri et posé une petite enveloppe kraft sur la table. « je t’ai presque toujours envoyé des carte postales de mes voyages parce que je savais que tu aimais ça. Je ne sais pas si tu les as gardées, je ne pense pas. Toi tu n’étais pas très carte postale, mais il t’arrivait de partir avec un appareil et j’ai retrouvé une fois dans la chambre que tu avais occupée chez nous cette enveloppe oubliée de tirages, il y a une trentaine de photos et je ne comprends pas toujours pourquoi diable tu les as prises » tu les as sorties, mélangées, tu en as sorties trois. «  c’est chez toi qu’elles étaient, les ai fait re-tirer… et jetées dans mon déménagement.. » et puis « ne sais pas non plus pourquoi, parce que j’étais fatiguées ou pour la lumière, ou… » j’ai cherché un lien entre ces images hors du plaisir des allées courbes, des balustrades dans lequel je trouvais ce qui les unissait

Une petite foule, au centre, que la perspective fermée par une ouverture sur un ciel pur, une coupole, des toits, enserre peu à peu entre, sur la gauche, le coin d’un bâtiment massif derrière le haut d’une rampe montant le long de son soubassement pour rejoindre en une courbe large comme le serait une branche d’un escalier d’honneur le niveau de l’allée où sont les personnages, et, sur la droite, le mur de soutènement, bordé par une balustrade de belle facture, d’une terrasse portant au premier plan la fin de gradins de marbre suivis par un grand pin qui se penche vers l’allée, comme pour bloquer la petite colline de terre et la haie qui lui font suite.

Le haut d’une allée s’ouvrant en montant doucement en courbe tendue – sur la gauche, sous la retombée des branches d’un arbre, un mur d’un ocre doux surmonté d’une balustrade en pierre gris clair qui découvre en perspective, au delà de la courbe de la terrasse qu’il supporte, un grand parterre de gazon orné d’un obélisque descendant en biais depuis une statue appuyée au centre d’une haie suivie par les gradins de marbre d’un amphithéâtre, ponctués de vasques portant des statues sous des niches devant des arbustes dominés par des arbres – sur la gauche, sous un petit mur sur lequel une femme s’appuie, monte une allée en large courbe depuis une terrasse inférieure.

Une image complexe dont le coin en bas à gauche est barré par un muret qui rencontre le mur d’un très profond fossé sous un lointain de nobles bâtiments et d’arbres dominé par un nuage blanc sur bleu. Au tiers de l’image en partant de la gauche s’élève un large avant-corps de palais (quatre travées entre pilastres au bossage vermiculé surmontés de colonnes de même style) s’ouvrant dans l’ombre sur une terrasse qui s’avance un peu sur un mur aux profondes niches ou baies arrondies, ornée en pleine lumière par une grande fontaine de marbre blanc au grand bassin et aux deux vasques superposées ornés de dauphins, semble-t-il et de putti joueurs

Un homme planté au centre de la première photo, regardant alternativement l’allée qui monte et sa montre et tirant nerveusement sur une cigarette – le moment où il verrait devant un panneau indicatif sous la terrasse et le pin la fine silhouette attendue – sa petite grimace | jetant et écrasant sa cigarette avant de se pencher pour la récupérer | en voyant l’adolescent qui accompagne la jeune femme. Il les rejoindrait – déposerait le mégot dans un cendrier de fonte – les guiderait devant le centre du palais, la fontaine de marbre par delà la broderie de buis du fossé, insistant pour que le regard du garçon suive bien ses directives, regardant, lui, avec reproche la jolie nuque.

images provenant de Google street view

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

69 commentaires à propos de “# le double voyage | évasions passée ou imaginaire”

  1. Beau voyage dans ce j etais et je serais…merci Brigitte d avoir posé là ces voyages

  2. Les deux sans distinction!… Magnifique équilibre échos ténu. Et le rythme et l’étrangeté et la gourmandise et les yeux grand ouverts

  3. C’est un joli rythme qui nous prend par la main vivement, qui nous entraine là où vous êtes allée ou pourriez avoir été, ou vous rêvez d’aller, ou vous irez…

  4. si je n’avais pas décidé de ne pas commenter parce que, dépassée par tous ces textes je me contente de les goûter, qu’aurais-je dit de vos coins de Paradis détaxés et surtout de la splendeur de la poussière, des couleurs, des parfums de l’Inde

  5. j’ai avalé ces deux textes tout comme les gâteaux de la meilleure pâtisserie de Bruges, quel bel équilibre… lu d’une traite et recommence
    j’adore… très réussi… merci Brigitte

  6. grand merci Françoise (et pardon entre maladresse mains et esprit je lis j’admire avec ferveur variable (bon toi c’est plutôt le haut de la fourchette 🙂 ) mais ne commente pas, contrairement à toi et à tes lectures attentives | deux minutes pour taper ceci 🙂

  7. Beaucoup aimé ces textes. Curieuse de voir se développer (peut-être) les germes de situations romanesques qui s’y trouvent.

  8. C’est un plaisir de circuler dans ces lieux qui semblent déboucher les uns sur les autres depuis le prologue jusqu’aux derniers textes avec cette voix intérieure qui nous conduit.

  9. « J’ai fermé le bureau hier, laissé une note sur la table de Françoise pour qu’elle puisse faire patienter jusqu’à mercredi les éventuels problèmes ou puisse parer au plus pressé et suis rentrée en flânant comme une touriste le long de la Seine et à travers le Marais, c’était bien, doux, libre et joyeux, mais maintenant, dans cette nuit qui n’en finit plus, avec le goût acide du petit matin, …… » Cette phrase est douce, libre et joyeuse, et elle nous appelle à la suivre dans les rues . Merci.

  10. Texte #02 Déambulation efficace , détails multiples, on vous suit.
    Et notation bien pertinente : « bien entendu la Toscane ne se montre, n’offre sa civilité et ses beautés qu’avec une réserve gracieuse digne d’un mélange d’aristocrate et de grand négociant. »
    merci Brigitte

    • mais pardon imploré… les petits riens de la vie et plus encore les moins petits me prennent tout mon temps, suis devenue si lente, n’arrive pas à rattraper mon retard de lecture et ça risque de ne pas être pour aujourd’hui…

  11. Il y a beaucoup de choses magnifiques dans ces textes que je découvre ce soir, du « ce serait immense » du prologue aux déambulations dans différentes villes, aux hésitations langagières de l’exilé de Saint-Eutrope aux propos de Dante sur l’exil. Merci Brigitte.

  12. images dialogues emprunts invention cet impossible retour est d’une richesse et d’une beauté inouïe Merci Brigitte

  13. C’est super intéressant ce parti pris du texte en bleu pour répondre à la dernière proposition, on entre ensuite dans les autres textes autrement, c’est à dire qu’on ne les lit plus tout à fait pareil, comme si un léger déplacement s’était opéré.

  14. C’est vraiment très beau et quelle bonne idée d’avoir placé le texte bleu devant chacun des textes précédents… comme le dit justement Françoise on les relit autrement,  » comme si un léger déplacement s’était opéré. »

    • évidemment, peut-on élaborer en trois jours un dispositif tel que celui de Calvino dans Les villes invisibles ? pour autant je ne trouve pas que votre texte en bleu soit une copie, la tonalité est très différente… et belle, en tout cas je trouve

  15. Beau et tellement riche. Jaloux de tant d’inspiration et/ou de tant de souvenirs, c’est selon. Bravo.

    • trop gentil… pour le début
      pour l’inspiration ou le souvenir nous durons un mélange des deux pour le voyage qui est souvenir très ancien
      … avec l’âge on rêve son passé, surtout si on s’est consacré à le vivre au gré du flot sans noter

  16. c’est très beau ! Riche idée ce bleu qui ponctue les textes tout en décalage ! Pourtant pas facile cet en-tête…

  17. quelle merveille que la 7 (le reste aussi, d’ailleurs) mais la 7 vous étiez prince(s) et princesses je vous le confirme (il se peut qu’à vos yeux il ait été roi…) (capitaine et seul maître à bord etc.) on voit nettement et on ressent (que d’émotions) la façon de se glisser dans une eau qui nous honore de sa légère fraîcheur… quelle merveille…

  18. Bonjour Brigitte! Je viens de lire l’ensemble de vos textes sur le voyage. C’est agréable de voir un ensemble prendre forme, grâce aux passages introductifs et aux échos d’un texte à l’autre. Le dernier texte a apporté les réponses aux questions que je me posais sur Idir! La même curiosité que celle dont vous parlez… J’aime beaucoup comme vous décrivez les entrées dans les villes, les différentes zones (« l’ingrat utile des villes », par exemple, la formule est bien juste!), ce qu’il y a d’unique, ce qui se répète de ville en ville, ainsi que les sentiments de lassitude et de curiosité mêlées quand on sort du train et cherche son logement. Le dialogue avec la statue m’a aussi beaucoup plu. Et c’est une bonne idée d’alterner photos et captures d’écran de street view! Bonne continuation.

  19. grand merci à vous… mais suis si confuse, de plus en plus noyée en douceur dans le courant de ma vie même lente maintenant (lis pas assez ce que vous donnez tous) et là commence à me battre avec les histoires du9

  20. #08 La rencontre avec Idir à Saintes est magnifique, l’imaginaire au rendez-vous, et la dûreté du réel. Cette conversation est si bien rendue, où l’on passe de l’écoute d’un récit à l’échange sur la forme de l’amphithéâtre.

  21. Cette fuite du temps et des images, vous la retenez entre vos mots , parmi les plus vaillants et endurants. Vous me donnez toujours l’impression de défier les éboulis de la fatigue et de la douleur derrière vos grands lunettes scrutatrices  » avec l’âge dites vous) on rêve son passé, surtout si on s’est consacré à le vivre au gré du flot sans noter » , mais vos notes d’aujourd’hui en cueillent les effets des plus sincères et raffinés. Vous êtes une sentinelle intrépide et résignée à la fois. Vous lire encourage la lecture, au delà des limites de la patience de lecture. On peut toujours rajouter quelque chose à sa propre vie, ne serait-ce que l’idée qu’il reste toujours quelque chose à regarder, sinon à commenter. Jusqu’à la fin et au-delà . Le voyage intérieur est sans doute le plus vitalisant. Paumée n’est pas si Paumée que çà…

  22. Tous ces commentaires élogieux tellement mérités. J’aime celui de Marie-Thérèse et son terme de sentinelle. A vous lire je retire tant de force et d’envie d’écrire et presque le regret de n’avoir pas combattu le refus d’écrire ce voyage qui me semblait effrayant. Ce que vous en faites, oui un autre commentaire dit qu’on voit le texte qui prend forme, je dirais la forme que vous lui donnez pour l’asseoir, pour qu’il tienne avec cette écriture qui avance à presque nous laisser hors d’haleine tant on est pressé de suivre le rythme, bref c’est vraiment beau, intéressant, addictif. Et vos textes en bleu, quelle merveille ! Merci.

  23. « Je t’avais suivi dans les dédales de tes cheminements anciens, sautant des avenues aux pistes cachées des déserts, de noms de village en sémaphores, tu étais un peu essoufflé, tu m’as regardée, me suis plongée en moi, dans mes infimes souvenirs quitte à les ré-inventer, dans la logique de mon voyage trop ancien. »
    Ces paragraphes en bleu qui ouvrent les pages des étapes du voyage c’est très beau, à chaque fois c’est lignes nous embarquent c’est le fil bleu de la voix