Double voyage # 10 | Kawanehon. ChE

04. Un tronçon

On pensait y aller directement mais non. Comment savoir exactement ce qui nous amenait là ? L’évidence autant que l’impensable ? La possibilité unique de ce qu’il faut voir ou avoir vu avant de repasser de l’autre côté ? Questions en forme de nuées lourdes et chaudes. C’est seulement après que nous avons su, relu. Le fait est que le train s’est arrêté, ce n’était pas celui du premier jour. Moins rapide. Un écart visible entre le trajet et ce qu’on s’apprêtait à découvrir. Rétablissement d’une autre durée, ponctuée d’une halte. Un point-virgule avec au loin la chaîne montagneuse. Ce n’est plus très loin maintenant. Correspondance, temps d’attente.

La brûlure extérieure est telle qu’on espère poursuivre le déplacement sans s’évanouir. Sur le quai, règne un distributeur parfait – on a quelques pièces, on les laisse tomber dans la colonne latérale du parallélépipède bien planté devant nous. Déclenchement mécanique de la chute :  deux boîtes cylindriques de métal froid tombent dans le réceptacle prévu à cet effet.  Fébriles, nous récupérons les trophées. L’opercule saute avec un petit bruit sec ; le liquide contenu coule dans la gorge et descend comme une cascade intérieure, goulée d’air liquide.  Dans l’intime, le thé glacé nous sauve, en nous éloignant de l’incendie sans flammes. De nouveau, nous reprenons pied et dans le temps qui reste, nous cherchons où aller. Ne pas trop s’éloigner de la petite gare pour ne pas rater le train suivant, celui qui prendra le relais vers l’ultime destination du jour. Dans un tremblement de chaleur, on entend un battement. Quelqu’un frappe régulièrement une matière dure et creuse. Du bois sans doute. Guidés par le son, on s’approche d’un toit majestueux. Des hommes sont penchés sur de grands tronçons annelés, tout juste sciés. De là s’échappe le parfum poivré de la sève.  C’est du bambou. Deux hommes s’emparent du plus gros morceau, un mât d’une étonnante circonférence. Ils glissent au-dessous un cordage pour le soulever puis dirigent ce corps vers un gong suspendu. Quand le battant horizontal atteint le cercle plein, l’onde d’une amplitude profonde nous envahit et nous immobilise tous. On réalise, au moment où la vibration s’éteint, qu’il reste très peu de temps pour s’arracher à l’instant et retrouver la gare.

En dessinant plus tard le morceau de bambou, il a utilisé l’encre diluée sur la pierre noire, celle que lui avaient offerte les visiteurs d’un soir. Au centre du tracé, un nœud comme l’articulation du genou tendu dans la marche vers un sommet. L’objet du geste traversant la feuille à l’horizontale, on n’en voit pas les extrémités : écriture d’un chemin sur une carte de vœux.

Courir : l’autre train est à l’approche. Pas de transition. Pendant le dernier tronçon du parcours, la prégnance de l’image au parfum poivré fera-t-elle le lien ? Il est possible qu’une fois arrivés à destination nous ayons beaucoup à attendre pour voir ce que nous espérons voir. On pensera au gong de la halte en rejoignant les pèlerins assis sur des sièges pliants. Ils guettent pendant des heures l’apparition des pentes géantes enracinées aux deux extrémités de l’horizon. Le temps que les nuages épais s’écartent très lentement. Peut-être qu’on ne verra rien. Mais on captera l’immense présence dissimulée. Pour l’heure, le train est à quai. Impression de repartir à zéro ; la soif est revenue, le distributeur s’éloigne. Les hommes penchés sur leur travail sans nom aussi.

03. Portique

…un guide, il fallait peut-être un guide. Un passeur, rien de certain … C’est ce qu’on pensait en longeant le lit de la rivière asséchée.  Restaient les cailloux semés dans le creux, à la place de l’eau filante. Blanchis comme les os saillants de l’estampe. Comme les graines de l’autre monde. En s’éloignant des gares, stations, ports, aéroports

…l’homme qui précédait les questions n’avait rien du guide. Redécouvrant les lieux avec nous et vivant le reste du temps à la lisière près du carré des jeunes pousses. Irriguées, elles. Il voulait juste nous aider à ouvrir une brèche dans la forêt sans fraicheur pour accrocher devant le portique un vœu sur papier plié en escalier de souris

…Il travaillait aussi à la Palette, le petit restaurant au nom exotique dans l’enceinte. Face à son objectif on avait fait halte près d’un panneau bordé de noir, un faire-part planté dans la nature. Trois signes y étaient inscrits : le double T d’un portique, un carré penché sans le quatrième côté, et peut-être une grue abstraite. Rien de certain

…et le poids de l’air lourd et humide, une tenture qu’on ne pouvait écarter… de même qu’on ne se faisait pas à l’idée que sur cette terre deux bombes atomiques avaient laissé sur les murs ruinés des empreintes –  silhouettes, échelle, plus rien… On marchait derrière l’homme sur les pas de ceux qui avaient fait le vœu de ne jamais s’arrêter, avançant au rythme des tambours graves, pour scander la mémoire des lieux désagrégés

…Il était descendu dans le creux, avait ramassé un caillou, lisse et fermé. Un qui avait roulé sa bosse et que l’eau à présent tarie avait déposé en attendant le passage de témoin. Il nous l’avait donné pour que nous le déposions près des autres, une fois dépassées les stèles à demi-enfouies dans la végétation

… Nous avons peiné jusqu’au temple qui n’était pas recensé dans les circuits touristiques. Quand on y pense, c’est une image qui le remplace. Une photo posée sur la table de travail. Le temple est une jeune femme sidérée, enveloppée dans une couverture de survie. Son regard est atteint par ce que nous ne voyons pas. Désolation à perte de vue. Elle est debout, comme le premier portique

…Fallait-il passer par là ? Aucune explication. Dans le doute, on a posé le caillou à côté des autres, et on a accroché là où il restait un peu de place le vœu de papier plié. Puis on est entrés

02. Arrivage en double

Tu y es. Sortie sonnée du ventre de la baleine céleste aux ailes rouillées. Après les heures de vol qui   t’ont extraite du temps et fait suivre la courbe d’un soleil remontant, à peine touché le bord de la planète. Ce n’est plus le soir, la nuit a été vécue sans sommeil, le matin est une invention. On dit décalage horaire.  Seule avec des passagers qui semblent à peu près savoir où ils vont et comment faire pour aller là où ils doivent aller. Ce n’est pas exactement naitre, on débarque avec ce qu’on a déjà vécu mais on est plongés dans une autre attente, le temps de reprendre marques et bagages avant de retrouver celui qui est déjà passé par là. Lui il sait, même si on ne voit pas comment il a fait pour s’en sortir. Comme dans tous les lieux de transition, il y a un tapis roulant, pour faciliter le passage d’un monde à l’autre. Un brouhaha aussi, une fièvre qui ne dit pas son nom. Vérifications, file d’attente jusqu’aux pointillés, les papiers, une langue incompréhensible, suave et heurtée à la fois, la course aux valises dégorgées sur d’autres tapis roulants. Suite du circuit, on ne saute pas de case. Enfin, une fois oublié le sens du mot récupérer, tu deviens celle qui a franchi presque tous les seuils. Tu peux le voir. Et le voilà, vêtu de blanc, comme dans le rêve. Tout autour, des banderoles signalent en hauteur d’incompréhensibles directions et toi tu les contemples juste parce qu’elles portent une écriture verticale suspendue. Il est bien là, dans l’espace intermédiaire, comment pourrait-il en être autrement ? Retrouvailles en douceur avant l’entrée dans un tunnel transparent jusqu’au quai du départ vers la capitale géante, dont on longe sans s’arrêter, en filant sur des coussins d’air, les bordures, les bâtiments vertigineux auxquels succèdent des maisons aux tuiles vernissées, bleues comme les écailles des carpes, des charpentes en attente et des pins parasols.  C’est dans une petite préfecture de la vallée aux fruits qu’on descend avant de rejoindre la réplique de l’atelier, à l’étage du bâtiment en forme de polygone.

Les paysages défilent, les quartiers étouffants se sont espacés, une campagne en creux et les premiers contreforts de la chaîne centrale se sont insérés dans un glissement du temps.  Depuis le débarquement, et dès les premiers pas sur le territoire inconnu, ont été franchis plusieurs sas, les visibles et les autres, en même temps. Le taxi qui a pris le relais traverse la petite ville. Au volant, un homme aux gants blancs. Attentif et silencieux.  Les rues sont désertes, à cause de la chaleur qui tremble à l’extérieur. On est transportés dans une voiture soignée au-dessus du magma, et chacun pense à la grande secousse qui un jour détruira les villes malgré les structures adaptées aux risques majeurs. Les roues tournent, tu as hâte de regarder ce que l’autre passager va bientôt dérouler pour toi sur la table de travail :  îles abordées, silhouettes dans les failles, vie minérale échappant à la pression urbaine. Reste à passer par les derniers carrefours, en essayant de déchiffrer d’énigmatiques panneaux d’information, au moment de remonter la pente.

01. La nuit du doute

Y aller, ce n’est pas comme y retourner. Pourtant, les deux se superposent au moment-même où mon bagage est bouclé. Il me semble être dans les temps mais on ne sait jamais. Tour d’horizon rapide : tout est prêt mais tout n’est pas grand-chose, contrairement à la première fois, quand régnait encore le trop-plein et que se séparer du superflu relevait de la mission impossible. Aujourd’hui, c’est différent : pas grand-chose à emporter. A laisser, c’est une autre histoire. Mais partons de là. J’écarte le rideau, pour voir : la nuit est comme l’intérieur d’une malle, fermée sur elle-même et transportée aveugle parmi les cahots des vieilles routes. Le sac-à- dos est sur la table et la valise rigide à côté : ce qu’elle contient doit être protégé des chocs. Ce n’est pas encore l’heure, pourtant je reste éveillée : ne pas risquer de rater le tout premier bus qui me déposera à la gare, prendre avec un peu de marge le premier train, celui qui fera le lien avec l’aéroport. Impossible de dormir, alors je regarde la nuit en face. Le cœur galope trop fort et on distingue à force un arc très mince, un ongle de lumière. Je pense : nuit du doute. Ô la belle formule qui permet de désigner le début ou la fin. C’est bien elle, rassemblant au même endroit intérieur la nuit et le doute. Alors l’arc lunaire fait la différence. Décision lisible dans le noir, je la prends. Il n’est plus là, je ne peux partir que de sa disparition et c’est le moment. Ibanez chante sous la lune noire de Lorca, Ay caballito negro dónde llevas tu jinete muerto , j’y vais.

Il s’est préparé. Minutieusement, comme souvent. Mais bien mieux qu’avant. Cette fois, ça va durer. Trop loin, trop tard pour faire demi-tour. Dernier défi, afin de débloquer la situation et se placer à dessein dans l’impossibilité de faire marche arrière. La nuit ne porte pas conseil, elle se répand dans toutes les listes de ce qu’il ne faut pas oublier quand on s’apprête à faire un tel voyage. Là-bas, il aura un atelier au milieu de nulle part, comme l’astre en pleine nuit et c’est là qu’il travaillera, à corps perdu, qu’il rencontrera d’autres destinataires. Là-bas, sur l’autre face de la planète, Tsukuyomi se penchera sur ses grandes feuilles et regardera attentivement chaque chemin d’encre avant de désigner celui qu’il faut emprunter pour mieux se perdre. Mais cette nuit-là, au départ, toutes les feuilles sont vierges, enroulées, encombrantes. La ville encore endormie braque ses projecteurs froids, ses phares et sa rumeur sourde sur le ciel sans étoiles. Comment faire pour tout transporter au bout du monde ?

Prologue. A double entrée

A bord

à main levée au-dessus du clavier  d’où s’échappent les oiseaux migrateurs : la force de repartir et celle des revenants

à l’approche des îles jumelles Madeleine et Jeanne

au Val-André désert mouillé par la mer  prénom du grand-père assassiné, vent froid pour guérir

à Vatopédi, appel de la simandre, chœur du non-dit dans le bourdon des voix byzantines,

à Budapest, longue langue de neige sur le pont traversé objectif du photographe à l’extrémité

à Pultusk le fleuve Narew : y flottent les couronnes de fleurs fraîches plus loin la Vistule transportant au fond les cendres jetées

à Red Cloud , avec dans le nom refus de l’oubli

à Bouillon un reste de croix incrusté dans le sol de pierre brute

à Kiyoharu  réplique de la Ruche, double de la rotonde près des hauteurs du Komgatake

à Glasgow la plainte des Lowlands

A Varsovie, main sur le reste du mur, pas dans ceux de Janusz

à Venise, Argenteuil Val Nord sur les canaux

à Capharnaüm sur les traces de l’ancienne ville et de ce qui eut lieu

à Reims,  dans les souterrains crayeux, près du carillon et rappel des faux de Verzy

à Fiesole, la villa  envahie par les étudiants

à Unna-Massen,  l’histoire du Danube traversé à la nage par les réfugiés

à L’Isle sur Sorgue les abricotiers , route de Saumane

à Gretz-Armainvilliers, la deuxième entrée

à l’Alpe d’Huez la nuit d’agonie faute d’oxygène en bonbonne

à Murs, à part

à Rome les flambeaux et l’odeur de viande grillée dans les quartiers éloignés

à Valenciennes l’aïeule Eugénie place d’Armes, en face de la grande horloge

à Helsinki  l’embarquement sur le miroir aux ilots

à l’infini depuis le Dourduff les mots brillants de la voie lactée

à Millonfosse peupliers péniches sarcelles scories de l’allée avec Maurice le sourd

à Toulouse le tour des reliquaires ouvragés, l’opéra des brèves retrouvailles

A Wallers le mineur Panche-à-l ’Huile pour le sacre de la Marguerite d’or

à Trèves le silence des armes  le rire des adolescentes qui retrouvent Séphora

à Moscou les soldats de l’aéroport manteaux vert-de-gris et joues roses

à Duino si seulement

à Molène à pied par tous les temps

à Kyiv, Lviv, Kharkiv, Dnipro, Marioupol, Boutcha   un jour de printemps sans bruit : il viendra

à Paris les quais les cris

à Samye un rendez-vous

à eux tous, les lieux mêlés dans le désordre, retour en forme de dédicace

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

5 commentaires à propos de “Double voyage # 10 | Kawanehon. ChE”

  1. Du prologue, ce qui m’invite au voyage :
    « à Gretz-Armainvilliers, la deuxième entrée »

    et du #01 : « la nuit est comme l’intérieur d’une malle, fermée sur elle-même et transportée aveugle parmi les cahots des vieilles routes. »
    et « on distingue à force un arc très mince, un ongle de lumière. »

    Merci !

  2. Venue glaner un peu d’inspiration pour ailleurs, j’ai ouvert au hasard. Votre nom me dit quelque chose, sans doute nous sommes-nous croisées vers ici… Ce que je lis est sublime, tellement abouti, comme donnant sens à ce qu’il aurait fallu faire ici avec ce double voyage qui s’est refusé à moi. La veilleuse et l’arpenteuse, superbe, et tous ces bouts de texte merveilleux que je pourrais citer ici. Il y en aurait tant, alors juste plancher, mais tant au même niveau. Merci, Christine. Je repasserai.