Malédiction

Alexandre S n’en revient pas, il s’en veut, de ces appels manqués et d’un numéro qu’il ne connaît même pas. Il n’avait pas entendu la sonnerie ou n’avait pas voulu entendre. Ça lui arrivait souvent cette amnésie téléphonique. Ce qui l’énerve, c’est l’absence de message. Des appels manqués sur le vide. Après tu peux imaginer n’importe quoi , n’importe qui. Comme il a le goût du malheur, une longue tradition espagnole, il se fait des films avec un scénario, très au point. Ça commence par une voix impersonnelle qui lui demande si c’est bien lui, après confirmation, la voix presque métallique poursuit en lui indiquant que son amant ou sa mère ou son père ou sa sœur, suivant les jours, a été victime, d’un grave accident, ou agression, ou attentat, suivant les jours. Alexandre S laisse toujours un silence pour faire comprendre à son interlocuteur qu’il a reçu la nouvelle en pleine gueule et qu’il lui faut du temps pour encaisser. L’autre [ la voix impersonnelle] lui demande s’il est toujours là et commence une litanie de détails, à rendre fou ou à faire vomir, suivant les jours. L’appel se termine toujours de la même façon, brusquement, le laissant dans un état d’agitation extrême avec sanglots refoulés, torsion des mains, boule dans la gorge, nœud à l’estomac, et trou noir pour finir. Derrière le téléphone, rôde toujours le manque, la perte, le plus jamais, il le sent, le voit presque.

Un autre temps, dans un autre endroit. Il devait arriver à un rendez-vous amoureux, mais des pannes successives l’avaient mis en retard, très en retard et le portable n’existait pas, il avait essayé deux cabines, en dérangement elles aussi, un jour pourri. Il était rentré dans un bar au milieu de nulle part. Un bar de campagne, quatre tables en formica jaune, trois clients attablés, sorte de zombies en goguette, le patron, centenaire voire plus, l’avait regardé d’un air suspicieux avant de lui demander ce qu’il voulait/seulement téléphoner/ pas possible si vous ne consommait pas/c’est pas la poste ici/la poste pourquoi n’y avait-il pas pensé dans son affolement  scrupuleux, un affolement des sens ? Il avait pris un demi, agréablement frais d’ailleurs, et il avait eu accès au Graal de la ligne magique et des conversations à distance, sous l’oreille méfiante du gardien des alcools. Finalement tout s’était arrangé harmonieusement, et il avait pu rejoindre son désir du moment. Mais là qui est donc ce numéro même pas masqué, un numéro vulgaire ?

Il tourne autour de son mobile comme si l’autre allait le mordre. Il se décide à rappeler, lui qui n’aime pas prendre des initiatives de cette sorte. Il écoute plutôt qu’il ne parle, du coup ses conversations tournent court, avec des tu n’as rien à me dire de plus, tu vas bien quand même[  le quand même le surprend toujours], bon si tu n’as rien de plus à dire, je raccroche. Il aimerait raconter des histoires longues et intéressantes, des petites anecdotes quotidiennes qui tiennent en haleine, faire des déclarations sur la politique, broder sur le temps  qu’il fait, mais impossible, il se tait piteusement et reste sur sa faim de l’autre.

Une sonnerie, deux sonneries, trois sonneries , une voix automatique, il pourrait dire d’outre machine, lui demande de patienter. Alexandre S est au bord de l’évanouissement, il tâte du cauchemar, il le boit, il le fume. L’attente se prolonge dans les eaux fangeuses du non-sens, finalement un timbre humain cristallin presque solaire, l’informe que sa demande prêt[ il l’avait complètement oubliée] est acceptée et qu’il recevra la somme demandée dans les jours qui viennent, après une bonne journée monsieur, la ligne est coupée.

La malédiction des cordes vocales métalliques est levée.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »