Cassandre

Elle est plantée au milieu de l’allée reliant la cité à la grande surface … un lien  pratiqué naturellement par les générations qui ont poussé dans le quartier, faisant même naître au fil des ans une nouvelle école … mais là, il se passe autre chose : on dirait qu’elle s’interpose -mais entre quoi et quoi ? Entre ce monde-ci et l’autre, entre hier et aujourd’hui, entre ce qu’on pensait avant et ce qui a lieu maintenant ? – et certains poursuivent leur chemin en l’ignorant tandis que d’autres prêtent une vague oreille à ce  qu’elle dit….car elle parle, derrière son masque blanc, presqu’une statue aux yeux noirs dans sa longue robe et c’est malaise de ne pas voir la bouche qui prononce des paroles décisives… elle ne bouge pas et tente d’attraper au passage un peu d’attention, suggère de rebrousser chemin…ce n’est pas la peine d’aller plus loin, trois entrées sur quatre sont condamnées, il y a des files d’attente impossibles,  tout le monde se bouscule car le but ultime est de remplir les chariots alors que les rayons sont vides malgré le perpétuel remplissage… elle tente quelque chose : une confidence au milieu de l’allée.. parce que même quand les parents sont venus ici après la guerre d’Algérie, il y avait de la solidarité et du partage … ils ne sont plus là pour voir ça heureusement :  pillage, bousculade et panique à bord,  litres d’eau,  rouleaux de papier, paquets de pâtes qui s’échappent par milliers, faisant à la fois  les choux gras de la grande surface  et les stocks des nouveaux collabos…faites demi-tour supplie-t-elle, en enlevant son masque : si vous continuez, franchement,  vous vous salissez, vous cautionnez l’infâme panique et détruisez ce que nos parents sont venus chercher ici ; les pas s’accélèrent, les clients de la grande surface évitent de la regarder   … encore une folle qui parle toute seule et qui ferait mieux de faire des réserves, des provisions, de quoi tenir…au moins elle ne fait pas la manche … il y en a vraiment qui sont inconscients…la pauvre… elle devrait faire comme les autres …tant pis pour elle

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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