Contribution 1_Les sols se dérobent

Elle est dans l’oubli complet des sols de sa vie comme s’il ne restait rien soudain des fondements, soubassements, assises, ultime préfiguration des degrés à gravir – sous-sol, entresol, ascenseur, étages – tout ce qui lui aurait permis de marcher, d’assurer son pas et d’avancer, aucun tapis, ni parquet, ni carrelage qui aurait émaillé son enfance ne remonte à la surface, comme si les sols se dérobaient définitivement à sa mémoire. Et, à peine imagine-t-elle poser son pied sur un tapis de mousse épaisse et verte à l’aspect de velours que l’espace ressuscité d’une chambre grise brouille l’image première de verdure, l’obligeant à se déplacer d’un espace (le sous-bois) à l’autre (la chambre). Alors qu’elle imagine son pied s’enfoncer dans la mousse fraîche d’un sous-bois, mousse parsemée par endroits de touffes d’herbe verte et lisse dont elle faisait des tresses quand elle était enfant, les séparations d’herbe glissant lâchement entre ses doigts tandis qu’elle essayait de les nouer par un brin d’herbe plus épais et plus solide, trouvé au milieu des fougères, comment, se demande-t-elle, elle a pu se lever de sa chaise dont les quatre pieds marquaient déjà le linoléum, comment elle a pu avancer un pied devant l’autre, comment elle ne s’est pas effondrée avant de franchir la porte et comment elle s’est retrouvée éblouie sous une lumière crue alors que la nuit était tombée, dans un couloir au même revêtement imperméable dont les plinthes remontent de quelques centimètres pour en assurer l’entretien et éviter les infections nosocomiales, elle vient de s’arracher au chevet d’un homme mort, allongé sur un lit d’hôpital dont le châssis à roulettes maintenait son corps à une distance suffisante du sol. Peu de temps auparavant, dans l’après-midi d’un jour chaud de début d’été, à l’instant où l’homme foulait le sol de son pied, descendant avec agilité et rapidité l’échelle d’accès d’un engin agricole, une flèche lui transperça la poitrine, sa cheville tourna, puis son genou se vrilla, ses bras se tendirent sûrement pour retenir le corps qui s’affaisse, tombe dans les pois, neige molle qui s’enfonça sous son poids, sembla l’engloutir (la chute n’est ni lente ni rapide), l’espace autour de lui se rétrécit, oppressa sa poitrine, étreignit son crâne et il s’écroula, lourd, sur le sol couvert d’une culture à la végétation mûre pour la moisson, l’homme ne se releva pas, étendu de tout son long sur la terre qui l’a vu naître, on aurait pu rouler son corps à l’intérieur du drap blanc sur lequel il reposait, un drap pour linceul, et l’on aurait creuser un trou pour rendre à la terre ce corps qu’elle avait façonné une vie durant au dur labeur de paysan. Depuis, il n’y a plus de sol qui tienne pour elle et quand elle laisse le tapis de mousse initial et qu’elle pénètre dans un bois qui s’épaissit, s’assombrit, des ronces s’entrelacent en un enchevêtrement de mailles serrées qui piègent son pied, lequel n’avance plus qu’à petits pas (on ne peut même pas parler d’enjambées, seulement des petits pas) sur le terrain en pente montante qu’il faudra redescendre avec plus de difficulté encore, le chemin est malaisé, pas tracé, elle butte parfois sur une souche d’arbre ou sur un arbre carrément déraciné, qu’un coup de vent un peu plus fort pendant un orage aura renversé, arraché, ses racines maintenant à nue, autant de cachettes inespérées pour les salamandres jaunes et noires, gourmandes de ce parterre d’humus que l’on aimerait plan mais il est fait de trous et de bosses, des sangliers occupant le vaste territoire, retournant les champignons et labourant le sol de leur groin en nombreux cratères, ce qui ralentit la montée, parfois à quatre pattes – elle rampe ainsi comme une bête. Il n’y a plus de sol qui tienne et pourtant elle se lève de sa chaise, la repoussant d’un coup mat derrière elle, il faut qu’elle parte et se détache du corps horizontal, elle marche et le grincement de ses semelles la ramène à la réalité silencieuse de deux corps séparés, mais qui ne l’ont pas toujours été, séparés, quand leurs deux corps allongés, lui dessus, elle dessous, à moins que ça ne soit l’inverse, elle dessus et lui dessous, ses jambes à elle irritées par les poils urticants des orties, ses cheveux pris dans la soie des araignées, ils apercevaient le ciel tout là-haut alors que leurs têtes reposaient sur un coussin de feuilles en décomposition, le ciel dans une trouée de verdure, un taillis sous futaie pourtant dense, un rai de soleil attirant leur regard, ils voyaient danser l’ombre de petits personnages mutins et facétieux, se soustrayant à leurs yeux puis réapparaissant, grimaçants et drôles, tout à côté d’eux enlacés, endormis ensemble à même le sol.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

Un commentaire à propos de “Contribution 1_Les sols se dérobent”

  1. Très sympa, ce texte, sauf évidemment que c’est dommage qu’il soit mort ! En tous cas j’aime bien le phrasé, j’ai l’impression peut-être qu’on peut parler de continuité ? Sur le sol, j’ai l’impression que vous pourriez ne garder que ça, comme la phrase avec des salamandres, ou celle sur les sangliers, c’est déjà très beau ; mais, peut-être, faut-il un homme qui y retourne ?