Tomber

La surface recouverte d’un goudron granuleux, emplie de ces gravillons que l’on trouve parfois sur les routes secondaires et qui réclament un ralentissement des véhicules, est venue happer le genou nu de la fillette pour y inscrire des caractères, comme une succession de mots brefs ou de cris éclos en une secousse, qui resteront signes indistincts à déchiffrer, lorsque la douleur et la honte se seront apaisées, alors même qu’elle reste allongée, les mains dans une flaque d’eau où se reflètent les branches d’un platane avec un nuage blanc, et cette image, elle ne sait pourquoi la hantera longtemps dans ses rêves, cela picote pourtant sur la peau des genoux et dans les paumes qu’elle finit enfin par retourner, quelques gouttes de sang brillent, et les yeux regardent mais elle ne se relève pas, elle entend derrière elle ses camarades de classe qui, après avoir ri – elle les a entendues – s’inquiètent de ne pas la voir se relever, sous-entendent qu’elle est peut-être morte, parlent d’appeler la maîtresse, alors elle reste dans cet instant qui, elle le pressent, si elle le prolonge encore un peu lui attirera plus de compassion que de moqueries et, lorsqu’elle finira par se mettre debout, la jupe mouillée, les chaussettes salies, elle fera mine de tituber, de prendre un malaise, de ne plus retrouver le souffle afin d’attirer un peu de sympathie à son égard, de mobiliser les attentions et de briser cette indifférence où elle se sent recluse, des mains se tendent vers elle, lui tapotent l’épaule, l’aident à se tenir droite, lui octroient quelques conseils, l’encouragent à rejoindre l’infirmerie car il faut nettoyer, désinfecter disent celles qui sont le plus au courant des choses du corps, et elle, elle ne répond rien, elle feint encore un peu l’hébétement, contemple les taches rouges de ses genoux et de ses mains, comme elle fixait le reflet dans la flaque, et se dit qu’elle est tombée, sans savoir pourquoi, elle ne courait pas vite, on ne l’a pas poussée, il n’y avait pas d’obstacle sur ce sol qui n’est qu’une cour d’école goudronnée, enclavée entre des murs sombres, et le sang qui a coulé est un peu de sa chair qui restera ici, une sorte d’émotion vive un peu inscrite par terre – mais pour combien de temps – et plus tard , bien plus tard, elle se souviendra de cette chute face à un tableau de Nicolas de Staël où le rouge est serti entre des bandes de terre et d’herbe, un rouge qui s’enfonce sous la terre mais qui perdure malgré ce qui le cerne, un rouge qui dit la vie, celle qui est tombée, enterrée, et soudain elle réalise que, bien avant ce plus tard où l’image première vient de refaire surface, elle a photographié des dizaines de sols aux terres ocres, rouges ou presque noires, et des flaques d’eau aussi, avec des franges de réalité renversée, des ciels prêts à se laisser cueillir dans le creux de la main, un en-haut dans le lit d’en-bas, peut-être même l’autre côté d’un monde, celui qu’on dit éternel, pourrait enfin apparaître sur un à-plat comme une matière détachée de l’aplomb d’où il semble être né, mais tout cela n’est que divagations pendant une courte fraction de temps, la flaque n’est que surface, écran de fascination, une nappe de secousses qui se dissipent, et tomber n’est qu’un arrêt dans le mouvement de mourir, sur la table muette du ciel

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.