Quarante-huit notes depuis la cave

  1. Claudius, je l’ai revu il y a quelques années, croisé par hasard dans la rue devant la cité d’Estienne d’Orves. Il mesurait plus de deux mètres, il était très beau, et m’a asséné quelques phrases solennelles par rapport aux gamins sortis du droit chemin. Je me serais cru dans un film de Spike Lee.
  2. S’agit-il là d’une déviance propre à l’école privée, ou d’un marqueur d’une époque si lointaine qu’elle nous semble étrangère ? Je tiens à dire en tout cas que je n’ai pas connu le temps des encriers.
  3. Les chiens ont cette simplicité que nous avons perdue.
  4. Un moment gênant, certes, mais finalement l’un de mes premiers contacts avec la force de l’art, réelle ou supposée. Avec cette peinture, L. nous offrait une double expérience : celle de la fièvre créatrice (il avait peint toute la nuit) et celle du pouvoir de l’œuvre sur autrui. Autrui, hélas, n’en a pas voulu.
    L. voulait entrer aux Beaux-Arts après le bac, mais son père l’obligea à faire médecine. Ça n’a pas marché non plus, il finit par se suicider en 1993.
  5. Au 2, rue Léopold Thézard à Poitiers. Premier étage, vue sur la caserne des CRS dans laquelle il nous arrivait de jeter des œufs, gamins que nous étions. J’aimais ce nom, Léopold Thézard. J’aimais les grands arbres de Blossac juste à côté. C’est pourquoi je suis resté cinq ans dans ces six mètres carrés, au grand étonnement de mes visiteurs. Et visiteuses.
  6. Dont un extraordinaire panier à trois points dans l’angle, avec la main d’un adversaire sur le visage. Il y a ainsi des paniers que l’on n’oublie jamais. Zarko Paspalj (prononcer Passe-Palier) fut notamment champion du monde en 1990 avec la Yougoslavie.
  7. Pendant les cours, Denis passait son temps à écrire pour moi les paroles de Led Zeppelin. La philosophie n’était pas vraiment son truc. Aujourd’hui, il fait de la musique.
  8. Il faut comprendre l’angoisse des Limousins. Au bout d’un moment, tant de vaches, c’est déprimant.
  9. Une sorte de 2 CV, le charme en moins. Carrée et poussive. Mais je l’aimais.
  10. Comment l’art peut sublimer la douleur, etc. Mais sur le moment c’était surtout une douleur sans direction.
  11. Après la mort de G., j’ai longtemps gardé une tendance à la mélancolie. Je me reconnaissais dans cette petite citation d’Emile Bréhier, en couverture de son Histoire de la philosophie – volume 1 (Quadrige / PUF, 1981) : « La mort de Socrate dut être une raison définitive du pessimisme politique qui se fait jour dans le Gorgias ». Je ne sais pourquoi, j’avais tout le temps cette phrase en tête.
  12. Nous n’avions ni femme, ni enfant. Nous jouions presque tous les jours. Nous ne partions que lorsque toute force nous avait quittés, épuisés et heureux dans notre oasis de lumière au milieu des autres courts éteints.
  13. L’emploi de deux adverbes à la suite est particulièrement inélégant, mais il faut supposer que c’est ainsi que déborde l’émotion.
  14. Depuis tout jeune, j’adore enregistrer les voix des gens, parfois à leur insu. Un jour je scotchai un mini dictaphone à cassette sous la table de la salle à manger, et j’enregistrai tout un repas de famille. Une autre fois, j’enregistrai une jeune collègue stagiaire en train de réciter des numéros d’inventaire. Elle découvrit le fichier audio et le prit très mal. Aujourd’hui encore, la moindre voix humaine répétée mécaniquement me fascine. J’aurais pu faire de la radio, mais j’ai un physique de télévision.
  15. Certes, on a moins de temps pour soi, mais de toute façon je n’ai jamais su utiliser mon temps libre à bon escient .
  16. Commencé la natation pour résoudre mes problèmes de dos, mais c’est devenu une hygiène mentale.
  17. Il est vrai que je regarde trop souvent par la fenêtre au lieu de travailler, par contre.
  18. C’est également un plat en pyrex qui m’a récemment tranché la main. J’ai pu apprendre à cette occasion que le pyrex était très apprécié des urgentistes, car il fait de belles plaies, bien nettes et non déchiquetées.
  19. Plus ou moins confusément, j’ai longtemps associé le beurre salé à la virilité, à la force de caractère de mon père ; et le beurre doux à la douceur plus passive de ma mère. J’ai compris plus tard que le sel, bien souvent, ne sert qu’à masquer l’absence de goût du beurre, et que la vraie saveur se trouve dans le beurre doux. En outre, la prétentieuse fierté des Bretons m’agace.
  20. Opposer les chats aux chiens, c’est comme opposer les Stones aux Beatles : cela ne sert à rien et pousse à se priver d’une grande source de joie. Ceci dit, je serais plutôt chiens et Stones.
  21. Depuis tout petit, je suis mal à l’aise avec la vanité des garçons, leur nature belliqueuse, leurs jappements de chiens ravis dès qu’ils trouvent un bâton. A part quelques notables exceptions d’hommes chers à mon cœur, je ne me sens bien qu’avec des femmes. Ce pourquoi j’ai noyé tous mes enfants mâles à la naissance.
  22. Nous étions la première génération de garçons à l’institution Sainte Jeanne d’Arc. L’équipe enseignante, presque exclusivement composée de femmes, et, pour une bonne partie, de religieuses, n’était pas préparée à l’arrivée d’une bande de pré-adolescents surexcités. Ce fut un beau bordel.
  23. Étant enfant, je rêvais d’aller au Salon de l’Auto. Papa m’y a emmené quand j’ai eu une douzaine d’années. C’était le paradis. Je suis revenu avec toutes les brochures possibles sur tous les modèles de voitures. J’apprenais par cœur les caractéristiques techniques. Aujourd’hui encore, alors que je déteste la bagnole, je suis capable de reconnaître en un instant n’importe quel modèle de voiture. Parmi les nombreux projets jamais réalisés, j’ai celui de lister une à une toutes les voitures stationnées dans la rue, avec le portrait associé de leurs propriétaires. Je peux citer le modèle exact d’automobile de chacun de nos voisins. Je ne sais pas pourquoi.
  24. Étrange omission, dans cette liste, de la Panda 750 DL.
  25. Dont une Mégane 1.6 16V avec laquelle je me suis rendu à Lyon. C’était l’hiver, je me souviens très bien du soir tombant sur les monts du Forez, et comme je jouissais de la souplesse de ce moteur.
  26. Émouvante réincarnation du vieux grand-père, mort à quatre-vingt-dix-neuf ans, et qui réapparaît sous la forme inattendue d’un break familial grâce au petit bout d’héritage qui m’a échu.
  27. Authentique. Cependant, pour être honnête, d’autres Noirs sont arrivés les jours suivants.
  28. Supposition indue et inutile. On dirait une chanson de Souchon.
  29. Avec le temps, j’ai appris à apprécier beaucoup cette intimité forcée et ce jeu de regards. C’est marrant d’être tellement gêné.
  30. Le ton est sarcastique, mais mes connaissances en architecture sont proches de zéro. Cependant, l’ensemble est objectivement laid, pour reprendre la définition de Kant : « ce qui déplaît universellement et sans concept ».
  31. La démocratie ne signifie pas le mélange des genres, et il ne faudrait pas que le président rencontre fortuitement un subalterne.
  32. Conséquence de la tristement célèbre réforme des régions.
  33. Ce nom, magnifique, est authentique. J’ai retrouvé une carte de correspondance gravée au nom de Raoul Lafosse, qui félicitait mes parents pour ma naissance. J’ignore qui c’était.
  34. Il paraît que la placardisation existe réellement. Je l’ai toujours fantasmée, mais il semble que ce ne soit pas une réalité très agréable à vivre.
  35. Ce genre de note de service est symptomatique de l’évolution des administrations, et de la prise de pouvoir des agents au détriment des élus, qui étaient autrefois sacrés. Encore un beau sujet de livre qui n’intéresserait pas grand-monde.
  36. Ce document prête le flanc à la moquerie, et je ne m’en prive pas, mais en le lisant avec un peu de fraîcheur naïve, on peut aussi y déceler un vrai respect pour la noblesse de la démocratie.
  37. Voilà où mène une telle fascination pour l’Empire romain : son style ampoulé et prétentieux impose aux fonctionnaires territoriaux, à leur insu, une attitude hautaine et méprisante, qui décourage le contribuable.
  38. On retrouve facilement sa trace et ses contributions pour des organes fort estimables comme l’hebdomadaire Présent, le site fdesouche.com, ou encore Radio Courtoisie, dont il fut brièvement président.
  39. J’aime les plantes, je suis capable de passer des heures à les regarder pousser. Mais l’extrême pauvreté de mon vocabulaire botanique se fait cruellement sentir face à la générosité et l’appétit de la glycine.
  40. Je porte en moi la nostalgie du temps où il fallait se lever et aller chercher un livre pour trouver une information. Internet est une merveilleuse invention, mais bien souvent c’est le terrain de jeu du n’importe quoi. Cependant, j’éprouve une grande tendresse pour le genre humain en parcourant les commentaires de blogs.
  41. Combien faut-il aimer les enfants pour se livrer à une occupation aussi pénible que peindre un plafond.
  42. « Une ville devient un univers lorsqu’on aime un seul de ses habitants » (Lawrence Durrell). Je me remémorais souvent cette phrase pour me consoler de vivre dans des villes moyennes et médiocres.
  43. Non.
  44. En vérité, on n’a jamais fini d’errer. Mais ses enfants, c’est quelque chose à quoi se rattacher. Bien avant d’avoir moi-même des enfants, je tombai un jour sur cette phrase de Modiano, au milieu d’un de ses livres confus et nostalgiques : « Une enfant qui dort et quelqu’un qui veille sur elle, c’est quand même quelque chose, au milieu du vide ». Je sus alors que je voulais devenir père.
  45. Je sais très bien pourquoi j’ai commencé à écrire : pour combler un écart géographique avec des amis dont j’étais éloigné géographiquement. Plus tard, j’ai compris que c’était mon mode de contact préféré avec autrui.
  46. Cela est très exagéré, je n’ai rien d’un casse-cou, sauf à considérer que monter sur un vélo c’est déjà prendre un risque. Mais deux belles chutes à mon actif tout de même. L’une en 1980, Rue Jean-Jaurès à Bois-colombes, sur mon Motobécane demi-course rouge, acheté chez Pélissier : j’ai traversé la rue sans faire exprès et plongé tête la première dans une tranchée, j’ai frôlé un énorme madrier, j’ai eu de la chance, comme l’a souligné auprès de ma mère l’ouvrier qui m’a ramené à la maison. Puis en 2016, quelques jours avant l’arrivée du Tour de France à Limoges, je me suis écrasé la face contre la chaussée à quelques mètres de la ligne tracée pour l’occasion. J’ai pu enfin expérimenter ce que ça fait d’être dans le camion de pompiers qui traverse la ville en hurlant.
  47. Deux suicides en cascade, l’un inspiré par l’autre, avec moi-même en train d’union : c’est une histoire pas banale. Heureusement, le sort a cessé de s’acharner, mais j’en ai gardé une certaine familiarité avec la mort et les cimetières. J’ai d’ailleurs un autre projet en cours, consistant à lister toutes les obsèques auxquelles j’ai eu la chance d’assister ou, parfois, de participer.
  48. Terrassé par une lombalgie qui m’avait plié en deux, j’avais l’air tellement abattu qu’un jour, on m’a donné de l’argent dans la rue. Un vieux type (pas reluisant lui-même) me voyant marcher dans la rue avec ma fille, me donna deux euros en disant « mais si, prenez-les, c’est pour votre petite ». J’ai alors réalisé que je devais faire quelque chose de ma vie. J’ai accepté les deux euros.

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

22 commentaires à propos de “Quarante-huit notes depuis la cave”

  1. J’ai aimé ces notes qui effleurent le texte d’origine et révèlent un peu de l’auteur avec légèreté. Lu sans me souvenir que j’avais déjà apprécié vos textes (la placardisation me les a rappelés). (et un peu jaloux de n’avoir pondu moi-même que 44 notes.) Merci.

    • Merci à vous ! J’étais sceptique sur l’idée de ne pas rattacher les notes directement au texte d’origine, mais le résultat est surprenant. Quant à vos 44, rien ne vous empêche d’en rajouter !

  2. Oui le résultat est surprenant et délicieux. J’aime toutes les notes prises individuellement et dans leur ensemble et inutile d’en choisir une plus particulièrement comme entre les beatles et les rolling stones (moi c’est plutôt les beatles) mais la 43 pardon, quelle concision.

  3. J’aime beaucoup ces notes moi aussi, nostalgiques, humoristiques, distanciées et intimes à la fois.

  4. impressionnant… moi qui venais voir pour y trouver encouragement 🙂
    quoique, je peux choisir d’y trouver émulation ou défi

    • Oui, choisissez cette option ! Je regarderai si vous avez relevé le défi. Ne soyez pas impressionnée, moi aussi je galère. Merci en tout cas pour votre lecture bienveillante.

  5. Vos notes font retour à un corpus de textes où la réalité de ce que vous avez écrit interfère avec un imaginaire qu’elles induisent. C’est très touchant et très bien fait.

  6. Quel plaisir à lire cet intime qui n’en est pas un, puisque je ne vous connais pas. L’idée, ou la situation, de lire ces notes avant l’un de vos textes invite à les découvrir… une mise en conditions à la manière d’un générique ou d’une bande-annonce. Précieux !

    • Merci pour votre lecture ! Je ne l’avais pas vu sous cet angle, mais en effet, cela peut servir également de préambule.

      • Oui, à vous lire, prise de conscience d’un véritable territoire à explorer, au delà de l’intime. Là aussi se trouve un champ fictionnel à exploiter, pour le lecteur.

  7. Tout est absolument parfait ! Epoustouflee ! Mais apparamment loin d’être la seule au point que mon commentaire est superflu. Merci pour ce moment de lecture. J’avais lu certains de vos textes déjà et donc ça me donne une vision d’ensemble. Mais quel humour savoureux aussi. Très reconnaissante.

    • Merci beaucoup ! Je ne suis pas sûr de mériter autant d’éloges, mais ils me font très plaisir. Bonne journée !

  8. Et j’ai oublié : oui oui, la liste des propriétaires des voitures garées dans la rue. Je veux.
    Relu une seconde fois juste pour le plaisir, le beurre salé, Modiano, les enfants mâles, peindre le plafond, les élus et les fonctionnaires… Encore.

    • Voilà une motivation pour que j’entreprenne enfin cette fameuse liste de voitures. Merci !

  9. Impression de faire un riche voyage en terra incognita avec des arrêts surprenants, hétéroclites, sensibles. Sans logique directe ils construisent un monde bien personnel dans lequel j’ai pu faire une incursion revigorante. Merci.