#rectoverso #12 | les fantômes de Michèle

je crois que les deux tentatives d'approcher la consigne 12 ( fragments de Blanche) ont été construites sur un détournement. Il existe une photographie dont le contenu est resté longtemps obscur puis  s'est éclairé de noir. Ce sont des hommes, –une femme peut-être, il y a, on dirait une tête coiffée d'un foulard–, sur cinq rangs comme une photo d'école; des visages avec des trous. 1945, en mai est la date probable de la prise de vue

Refermée il y a vingt ans elle n’aura plus jamais été ouverte

Fin d’après-midi. La maison donne sur un jardin qui donne sur d’autres jardins qui donnent sur une route qui monte vers une carrière et descend vers le village à trois kilomètres ; en descendant on passe devant le cimetière ; la dernière boulangerie vient de fermer, on prend le pain au petit Casino, « Chez Jean » on boit le café; la poire; à l’ouverture de la chasse les tables se couvrent de verres et de fumée, ici, dedans comme dehors, hiver comme été, on fume

C’est sa fille qui est partie

Un ruban adhésif entoure la valise. Les fermoirs ont rouillé; il faudra sans doute les faire sauter avec un tournevis ou qui sait quoi. Avec une lame il incise l’adhésif puis il actionne le mécanisme du fermoir ; en appuyant fort avec ses pouces ils sautent. Je ne crois pas qu’il sourit , ni rien. Rien ne se lit sur sa figure. Avant de faire basculer le couvercle il se tourne vers la fenêtre, un milan vole, il dit, regardez il vient de loin. Sa fenêtre donne à l’ouest ; la lumière de six heures est encore forte, elle marque le tombé des paupières et celui des bajoues. Le sale du col. Le vieux du pull. Le trou à l’épaule

Je crois qu’il diffère le moment d’ouvrir la valise, ce moment qui sent l’humidité de cave et couvre la pulpe des doigts de poussière noire : Ce sont ses affaires, il dit. Celle de sa fille je comprends

1999
À l’envers du couvercle un motif en gris vert blanc, on dirait un pochoir, jeu de points et de virgules, des cerises et leurs queues rangées tête bêche mais pas que, je tente d’en saisir le rythme cependant, c’est l’autre partie de la valise qui attire le regard : pochettes superposés, chemises transparentes plus ou moins pleines, certaines bombées, quelques-unes de couleur, des carnets – est-ce que j’invente l’insecte, un rongeur de papiers : mirage de grouillement –, cartes, lettres ; copies ; photographies. Une poche de coton blanc avec des boutons nacrés, des babioles bleues et roses de naissance, rubans, qu’on chipe dans la boite de couture pour se faire un trésor aux jeux. Sinon le ventre de la valise est terne On sait que cette valise restée fermée dans le sous-sol de la maison conserve des affaires qui ont appartenu à sa fille. Il ne prononce pas de prénom. Ni Michèle. Ni. rien. Jamais

1999
Je crois que Michelle est le prénom. Je crois que c’est elle qui sourit sur l’image, la première qu’il me tend: deux filles d’une dizaine d’années font un signe de la main, elles portent des shorts, cheveux tressés; elles ont un air de ressemblance, je crois que Michèle est celle de gauche : la plus grande en jambes. Beaucoup d’enveloppes décachetées sont adressées à Michèle. Au dos de certaines photographies on lit le prénom Michèle ; parfois c’est Marie, ou Jeanne, parfois il y a une date. Sur celles qui portent au dos Michèle, c’est le même visage, la même longueur de jambes, en plusieurs âges le même regard. Ils pourraient être bleus les yeux de Michèle. Même dans les couleurs les détails se lisent mal. Il faudrait une loupe ou un compte fil. Peut-être que Michèle est partie un matin à pieds, sans dire quoi, avec un sac à dos; elle faisait de la randonnée une image l’atteste : Mont Canigou été 1972. Une autre de l’été 1973. Une autre encore de l’hiver 74, où il neige. Dans le regard de Michèle il y a de l’élan et de la mélancolie mais ce ne sont que des photographies, un instant d’invisible, un leurre d’arrêt sur image. Michèle a-t-elle voulu explorer le monde? Michèle a-t-elle disparu. Et si Michèle n’existait qu’au dos des images. ll me tend une autre photographie

1974
Une adolescente en jupe mi longue et blouson fauve, cheveux défaits, il y a des lueurs rouges dans la jupe et dans les cheveux. Elle marche. C’est une photographie prise dans un mouvement. Ce n’est plus la campagne. Une ville. Un kiosque à journaux sur la gauche; des gens. Les immeubles autour sont blancs, flous : les bords de l’image, rognés par la lumière trop vive. C’est une rue fréquentée de Paris. C’est Michèle qui marche dans une rue. Elle est partie à l’aube en car avec les autres, c’est un voyage scolaire. Michèle à quinze ans elle va au lycée à vingt kilomètres de la maison familiale. C’est une journée à Paris : une visite du Louvre et la découverte des monuments anciens; pique-nique sur les quais et comme promis Le quartier Latin : quartier libre, deux heures. Michèle entre chez Gibert, elle achète un livre. Je crois que ce livre est à l’origine du départ de Michèle plus tard. Je crois que ce jour-là Michèle prend une décision ; je le vois à sa façon de marcher. Comme elle avance et regarde l’objectif, c’est avec un Instamatic-Kodak que la photographie est prise; c’est Madeleine Janson qui la prend. Au retour vers une heure du matin, rien n’est plus pareil. Après je vois Michèle lire et relire des pages, sa chambre est au premier étage elle s’est allongée tout habillée sur le lit, elle s’éclaire avec une torche

Madeleine Janson, un nom au dos d’une enveloppe adressée à Michèle

1999
Je lui demande si je peux garder, l’enveloppe, la lettre et la photographie de Paris : Prenez-tout. Prenez la valise; il me dit que tout peut-être jeté à présent, puis il va à la fenêtre; il me tourne le dos. On entend le bruit d’un tracteur. Je regarde en bas la route, par-dessus les fleurs. Sur le buffet en sortant je remarque une photographie avec un autre visage, on dirait Michèle. Après je marche jusqu’au cimetière

A propos de Nathalie Holt

A commencé en peinture, a vécu de théâtre et d’opéra, des années de scénographie plus tard ne photographie pas que son lit, tient son journal en images, écrit et marche chaque jour a publié un peu pour aller au bout d’un geste ( Ils tombaient ) ( Averses) https://www.amazon.fr/stores/author/B09LD7R2KY . Écrit pour lire.

19 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | les fantômes de Michèle”

  1. J’aime, j’aime, j’aime! votre texte est magnifique! Merci de nous l’avoir donné à lire!

  2. Ai particulièrement aimé : Ils pourraient être bleus les yeux de Michèle…. mais ce ne sont que des photographies, un instant d’invisible, un leurre d’arrêt sur image…. Et si Michèle n’existait qu’au dos des images. Merci pour ce texte.

  3. Nathalie je remarque dans ton texte et je fais le parallèle avec le mien les mêmes paragraphes sans point à la fin comme pour les laisser ouverts laisser à l’écriture la possibilité d’y revenir toujours et toujours de les creuser encore et encore. Merci pour cet effet miroir involontaire mais présent. Merci

    • Ah oui Cécile c’est ça exactement que j’aurais voulu exprimer, Merci de ce rapprochement . Vais aller te lire …

  4. Admiration. Merci Nathalie pour cette nouvelle nouvelle. Une fois encore, une nouvelle fois vous vous emparez d’une consigne en débridant ses complexités au point de transmuter le complexe en récit vivant, présent, limpide, chargé d’émotions. Prouesse, vraiment. Bravo et grand merci de ces textes.

  5. C’est magnifique. L’écriture. Ce sont ses affaires, il dit. Celle de sa fille je comprends
    ces petites touches pour dire le personnage, les lieux, Paris, le village, le Canigou, les dates qui ponctuent le récit subtilement. Merci Nathalie, bonheur de lecture !

  6. ..par petites touches on croit apprendre sur Michèle et ce départ et puis ce n’est pas cela qui importe mais tout ce qu’on voit d’autre sur les photos tout ce qu’elles laissent sentir ressentir… merci pour ce texte tout en finesse, tout en discret dévoilement, tout en sentiments..

  7. Subtil, délicat, tout est dit sans être martelé, et finir (sans finir car sans point) sur le cimetière m’a conduite à revenir au début. Michèle peut-être mais ce vieil homme qui n’attend plus rien, qui tourne le dos, un bruit de tracteur… une atmosphère, c’est puissant !

  8. Une fois, elle a des L, le plus souvent l’accent grave… Et le livre, le livre, quel est-il ? On voudrait l’avoir trouvé aussi ce livre qui fait partir après. L’avoir lu. Être partie. Comme on rentre vite dans ce jeu. Tu sais faire.

  9. Ah mais tu vois tout merci pour le double L . Le titre du livre viendra (celui de la fiction je veux dire …) merci Emmanuelle

  10. C’est très beau, une magnifique réponse à la proposition d’écriture. Chapeau l’artiste !

  11. Merci Nathalie pour ces très beaux carnets de croquis de l’absence… « des visages avec des trous », « un ruban adhésif entoure la valise. Les fermoirs ont rouillé; il faudra sans doute les faire sauter », «est-ce que j’invente l’insecte, un rongeur de papiers : mirage de grouillement –, cartes, lettres ; copies ; photographies »,  « un instant d’invisible, un leurre d’arrêt sur image »… vraiment superbe!

  12. Emilie, Carole, Michael , Merci beaucoup de vos retours qui encouragent sur la route

  13. Je suis saisie par le rythme et les mouvements quasi cinématographiques
    On a le cœur qui bat
    Plus fort à mesure qu’on progresse
    En suivant les gestes du père sur la valise, rituel antique, immense hommage
    Et le don de la valise
    La fenêtre en refuge
    le bruit du tracteur
    C’est puissant comme les lambeaux
    De Charles Juliet