#rectoverso #7 | le fait que si ça continue

Le fait qu’il est tôt et que je suis déjà debout, le fait que je bois un café censé me réveiller, le fait que j’écoute la radio en me préparant, le fait que comment aller travailler après avoir écouté la radio, le fait que toutes ces horreurs, ces massacres, ces compromissions, le fait que ça donne plutôt envie de se recoucher, envie de tout oublier, le fait que je vais entamer ma troisième semaine de boulot, le fait que je suis une jeune femme, le fait qu’il n’y a que des hommes dans le service, le fait qu’ils ont des diplômes prestigieux, le fait qu’il m’a fallu trois jours à peine pour découvrir une faille dans l’algorithme, le fait qu’ils n’en revenaient pas, le fait que l’un d’eux a murmuré la chance du débutant, le fait que j’ai souri, le fait que toi aussi tu as souri, le fait que je ne suis pas sure de ce que j’ai vu dans ton sourire, le fait que les gars m’ont félicitée mais qu’ils n’avaient pas l’air content, le fait que toi seul tu avais l’air content, le fait qu’un des gars ne s’est pas gêné pour dire au collègue d’un autre service en plus elle se débrouille, le fait que j’ai fait semblant de ne pas entendre, le fait que si j’avais été un homme il n’aurait sûrement pas dit ça, le fait que c’est lundi et qu’il faut y retourner, le fait que je n’ai pas envie de déjeuner avec eux, pas envie de leur raconter mon week-end, le fait qu’ils parlent sans arrêt, au début ça m’amusait, le fait qu’ils ont l’esprit vif et de l’humour, le fait qu’ils répètent souvent le même genre de blagues, le fait qu’ils sont jeunes et déjà si conventionnels, le fait que je n’ai plus envie d’y aller, le fait que je suis obligée, le fait que sinon on dirait que je suis trop instable, on dirait encore que je suis fragile, le fait qu’on s’inquièterait pour mon avenir, le fait que je veux faire honneur à mon oncle et plaisir à ma tante, le fait  qu’à la radio Poutine, le fait que Xi Jinping, le fait que Netanyahou, le fait qu’on se sent si impuissante, le fait que je ne sais pas si j’attache mes cheveux en queue de cheval ou en chignon, le fait que cette chemise blanche et ce pantalon noir, le fait que les gens qui protestent sont criminalisés, le fait que je n’aurais jamais imaginé porter cette veste anthracite, le fait que ma tante m’a aidée à choisir des vêtements de travail, le fait que c’est à la fois un uniforme et une armure, le fait que les geeks de mon bureau sont habillés comme des futurs patrons, le fait que ce sont peut-être de futurs patrons, le fait qu’au début c’était un jeu, le fait que je vois tout de suite ceux qui sont déguisés comme moi, le fait que j’ai tout de suite vu que ton costume est une tenue de camouflage, le fait que moi aussi je suis sur mes gardes, le fait que je ne partage plus si vite le résultat de mon travail, le fait que je me protège, le fait que seul ton sourire me donne envie d’y retourner, le fait que si ça continue je vais être en retard

Le fait que ma mère avait les yeux noirs, le fait que je me souviens de son visage sous l’eau, de ses yeux grand ouverts, le fait que ce n’est pas un souvenir mais un rêve que j’ai fait il y a plusieurs mois, le fait que de sa bouche des bulles d’air s’échappaient, le fait que dans ces bulles il y avait des mots, le fait que les bulles éclataient avant que j’aie pu lire les mots, le fait que c’était comme un message qu’elle m’envoyait, le fait que j’ai été incapable de le comprendre,  le fait qu’au réveil je m’en suis terriblement voulu, le fait que j’ai sangloté comme une enfant, le fait que ma tante m’a consolée, le fait qu’après avoir pleuré je suis restée allongée sur le lit pendant plus d’une heure, le fait que ma tante a tiré les rideaux, le fait que j’ai somnolé, le fait que ma ville natale était trop étalée pour être vraiment une ville, le fait qu’il y avait pourtant beaucoup d’habitants, le fait que les montagnes au loin, le fait qu’il y avait un grand terrain autour des baraquements, le fait que j’y jouais souvent avec d’autres enfants, le fait que la famille de mon père habitait loin de la ville, le fait qu’ils habitaient dans la plaine, le fait que de leur hameau on voyait l’horizon à perte de vue, le fait qu’il y avait des troupeaux, le fait qu’une des mères m’avait prêté un vieux manteau en velours brodé, le fait que mon père parlait moins, le fait qu’il était fatigué, le fait qu’il souriait toujours mais que c’était comme s’il n’était plus là, le fait que j’ai été dans un pensionnat, le fait que j’aimais tellement apprendre, le fait qu’on me disait que j’étais trop curieuse, le fait que j’aimais chanter avec les autres, le fait que mes parents venaient me chercher le vendredi soir, le fait que ma mère a commencé à venir seule, le fait qu’un homme et une femme très bien habillés sont venus fêter avec nous mon dixième anniversaire, le fait qu’ils venaient d’une très grande ville, le fait que je ne savais pas qu’un jour je vivrais dans cette très grande ville, le fait qu’ils étaient très gentils, le fait qu’ils m’ont offert des anneaux d’or, le fait que je les porte toujours, le fait que je ne savais pas qu’un jour ils m’adopteraient, le fait que ma mère a parlé avec l’homme dans le salon et pendant ce temps-là j’étais dans ma chambre avec la femme, le fait que je savais déjà que c’étaient mon oncle et ma tante, le fait qu’ils m’intimidaient, le fait que mon père fumait dans la cour intérieure, le fait qu’en fin de journée tout le monde semblait satisfait, le fait que mon père souriait, le fait qu’il y avait quelque chose de poignant dans son sourire, le fait que ma mère n’a pas voulu que j’emporte mes anneaux d’or au pensionnat, le fait que mon père est mort peu de temps après, le fait que ma mère devait travailler encore plus, le fait que parfois je restais le week-end au pensionnat, le fait que je n’ai pas su tout de suite qu’elle avait disparu, le fait qu’un jour l’homme et la femme sont venus me chercher, le fait que je suis allée vivre avec eux, le fait qu’ils avaient une villa immense, le fait que je me suis sentie si seule, le fait que je rêvais souvent à la plaine, le fait que la plaine était immense

Le fait que ça pourrait durer indéfiniment, le fait que c'est un outil de forage extraordinaire, le fait qu'on ne peut pas reprendre à l'identique dans un projet, le fait que je m'arrête là pour écouter la #8

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

6 commentaires à propos de “#rectoverso #7 | le fait que si ça continue”

  1. Oui, ce texte fonctionne très bien et pourrait durer. Les 2 parties bien que différentes s’emboîtent bien.

    • Merci beaucoup Louise pour votre message qui m’encourage à poursuivre dans cette voie

  2. Le fait que vous avez beaucoup de souffle, de pertinence et de rythme dans votre écriture.
    Le fait est que j’aime les images que vous provoquez.
    Bravo.

    • Le fait que votre retour me fait extrêmement plaisir même si je pense que le rythme et le souffle sont surtout le fait de la scansion des « le fait que ».
      Merci pour votre passage ici

  3. percutant, haletant, interpellant, très actuel et le passé comme du présent revenant. Je me sens proche d’elle qui pourrait être elles au pluriel, de ses errements signe de bonne santé mentale, de ses faits et geste de l’enfance qui impriment une vie. elle va où maintenant? merci!

    • Merci Eve pour votre retour. La litanie des ‘le fait que’ peut donner quelque chose d’haletant, la question étant ensuite : comment en reproduire l’effet sans cette locution ? Cette jeune femme essaie de tracer son chemin au-delà de ses errements, ce n’est pas facile, j’ai quelques pistes pour son histoire sans savoir jusqu’où cela ira… où l’écriture la mènera. Encore merci pour votre visite