#techniques #06 extrapolation ou Palomar et le crabe

En se tournant on voit la mort, une mort d’un âge certain, mais loin. De l’autre côté c’est la mer. Une mer calme, bleu tirant sur le parme ; le ciel étend ses roses ce soir et la mer réfléchit le ciel, elle boit sa couleur ; dans la lente transition entre jour et obscurité le ciel infléchit la mer. À six milles environ un bateau avance immobile. Jaune. Comme flottant entre ciel et eau. En forçant le trait on dirait que le bateau vogue en direction de la mort. Concours de perspectives ou simple anamorphose ? Au soleil il est sept-heures et Palomar a faim. La faim n’est pas une chose visible à l’œil nu sauf en cas de malnutrition extrême : la maigreur, la fonte musculaire, la dislocation abdominale et les yeux énormes en sont les signes. Palomar est assis sur une grosse pierre les pieds dans le sable et il n’a pas l’air de souffrir de la faim même si son abdomen émet des borborygmes caractéristiques. Il est environ sept-heures d’un soir de mai. Un dormeur de taille moyenne avec des pinces d’haltérophile se déplace sur le sable à ses pieds. Palomar se penche. Palomar l’observe : la couleur brun-rouge aux nuances orangées; la bordure dentelée de la carapace avec au milieu les deux découpes arrondies très rapprochées où se logent les yeux. Cet air de vous regarder en crabe. Même de loucher. S’il portait ses lunettes Palomar pourrait définir la couleur des yeux. Il les imagine verts : deux têtes d’épingle vertes qui le regardent avec un regard doux de crabe. Il imagine que ce crâne le regarde et qu’il est sur le point de lui dire une chose qu’il ne veut pas entendre. Extrapolation? fantasmagorie? Si Palomar imagine c’est pour apaiser sa faim et pour repousser sa peur. Soudain Palomar se souvient des courses de crabes sur la plage de l’enfance : Pornichet. Il voit la piste balisée d’algues. Il voit les quatre crabes, trois ou quatre selon que leur cousin les a rejoint pour jouer ou pas. La ligne d’arrivée est un simple trait dans le sable; le trophée, un coquillage. Il voit au loin le geste qu’elle fait avec sa main: cet appel qu’elle leur lance. Il voit la catastrophe dans son visage. C’est la mère dans sa robe verte, le vent emporte ses cheveux comme la fumée d’un train… Si Palomar dérive dans sa pensée c’est sans le vouloir, s’il se souvient et remonte vers ce passé passé c’est bien malgré lui. Palomar se ressaisit. Palomar revient à l’observation simple : n’était-ce pas l’objectif ce soir? regarder attentivement (du dehors) et prélever sans précipitation des éléments au réel : il compte dix pattes. Les deux plus grosses recourbées vers l’avant sont pourvues de pinces aux extrémités noires. Les petites disposées en arrière, deux jeux de quatre de chaque côté, griffues et très mobiles, sont couvertes de poils. À la surface de la carapace il y a des calcifications blanchâtres d’aspect rugueux, Palomar avance l’index pour en éprouver la surface : c’est un dépôt de temps pense-t-il ( ce qui est une forme d’interprétation) Au contact du doigt le crabe se fige. Au contact du doigt le crâne s’ensable et idisparait. Le bateau sur la mer a disparu lui aussi. Palomar redressant la tête le cherche au loin. Il passe sa main dans ses cheveux collés par le sel ; à l’horizon c’est un trait de lumière. La corne de brume qu’il entend alors n’est pas réelle.

EXTRAPOLATION B.− P. ext. Déduction, à partir de processus ou de comportements concrets observés dans des conditions définies, d'autres processus ou comportements échappant à l'expérimentation. Le mécanisme s'en croit autorisé à conclure, par extrapolation, que toutes les manifestations vitales ressortissent à la physico-chimie (J. Rostand, La Vie et ses probl.,1939, p. 147).Déjà, plusieurs groupes de chercheurs essaient de moduler les ondes produites par les lasers. Des essais sont en cours pour réaliser une extrapolation du radar, le colidar [détection et mesure de distances à l'aide de lumière cohérente] (Hist. gén. sc.,t. 3, vol. 2, 1964, p. 325):
On pourrait penser que le moindre-être est une esquisse du non-être, et que par une sorte d'extrapolation imaginative nous pressentons notre néant futur dans toutes les formes du déclin de la conscience. En réalité il n'y a pas de « petite mort ». Ricœur, Philos. volonté,1949, p. 429.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “#techniques #06 extrapolation ou Palomar et le crabe”

  1. Merci Nathalie, en lisant ton commentaire sur mon texte ce matin je tombe au hasard de mes lectures sur le tien … quelle résonance ! Et cette extrapolation … cela parle

  2. Très beau texte qui me touche. Palomar face à la disparition ?
    « imaginer pour repousser la peur »
    Elle a raison Brigitte dans son commentaire (ci-dessus) Palomar authentique certifié par la poésie.