Une phrase, des sols (désolation)

DÉSOLATION  

Sur la moquette rouille, dans la chambre carrée, coudes genoux elle rampe, avance jusqu’au coffre où dort sa poupée, et me dit que c’est sale et que c’est dégueulasse – à moi qui ai passé l’aspirateur, l’ai remisé dans le cellier – ma moquette, elle est sale dégueulasse – et elle répète encore, même si proprette, la chambrette, sans mouton de moquette, depuis l’apparition disparition de la machine à dos rond, rouge et noire et vrombissante, étrange scarabée géant qui avale sur son passage, au centre et dans les coins, grande dévoration du monstre bruyant au long cou de plastique tournicotant – et elle rampe vers le coffre blanc, et les mots sortent encore, moquette sale dégueulasse, qui me font rire ou m’agacent, mémoire poussière… tandis qu’il rentre du travail, pose le pied sur les tomettes devant l’escalier de marbre et bois vers les chambres à l’étage, mais il ne monte pas – à droite c’est la cuisine et les grands carreaux bleus, mais il n’y entre pas – il passe, il continue jusqu’au renfoncement vers la gauche et la discrète porte – lenteur et prudence du verrou métallique, mais ça résonne, le cliquetis, bruit du loquet, ça vous trahit – et descend à la cave, marches de béton brut, granit gris et froid sous les pas – pas de loup, pas de bruit, ou si peu – jusqu’au sol de graviers qui crépite – ça ne pardonne pas – il est six heures du soir, il rentre du travail, va où ses pas le poussent chaque soir, et encore à chaque heure jusque tard, dans l’antre où il noie sa désolation – et depuis la chambre à l’étage, j’entends ce qui se trame, ce qui s’imprime, ce qui se grave, ce que les pas charrient de drame, ce qui se grave dans les graviers, qui fait des traces – le vin comme du sang – comme ce jour blafard dans la cour du lycée, près du sol gris où les larmes n’ont pas coulé, bien obligées de se cacher, de retourner à l’intérieur, tandis que je regardais en bas, le goudron, le bitume, les cailloux minuscules, où les paupières s‘accrochent, qu’on avale un par un, car il faut ravaler, quand on est quitté, les cailloux comme les couleuvres rampant au sol déserté, où le corps glisse, s’enfonce, absorbé dans les sables qui figent, statufient, mettent à genoux – avant de se reprendre, de courir sous la pluie et sans se retourner, et mes pieds ont cogné contre le pavé, les rayures grises et blanches des passages protégés – ne pas en plus se faire renverser – quitter la cour où il m’a quittée, l’autre, le tout premier – courir contre le vent dans la tempête au-dedans, et continuer, franchir le temps, les âges – pour me retrouver là, contre la rampe d’escalier, oreille tendue vers le bas, aux aguets, à épier, contre cet escalier où je m’entrechoque au son doux de la petite voix, où chaque marche porte une phrase, offre un je t’aime : elle dit je t’aime à chaque marche, elle dit je t’aime maman, je t’aime tellement que j’en peux plus de toi, je t’aime tellement que je voudrais t’avoir plus que je t’ai, à chaque marche elle en dit un peu plus, tandis que je la regarde descendre dans la cage d’escalier, avec sa robe d’été piquée de petites pommes orange, ses nattes qui battent l’air, ma poétesse haute comme trois pommes – et elle dévale les marches une à une en égrenant les mots d’amour, ses mots à elle, marche après marche, et jetés là, comme l’air de rien, avant de courir dans la rue, les chemins, pour retrouver sa sœur et les chiens qui aboient au loin au loin tandis que sur les touches blanches du piano noir comme ciel, mes doigts divaguent en do ré mi fa sol où je suis seule comme nulle, silence sans toi qui ne joue plus, ta voix qui ne sonne plus, mais il me ré mi fa si do me reste le piano, pour jouer, faire semblant, faire des si, des comme si : ta main qui ne touche plus, ta joue contre ma joue, ta peau qui n’est plus mon sol, tes lèvres qui ne sont plus mon sol – et je sombre au piano noir

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Mémoire poussière

Sur la moquette verte, dans la chambre carrée, coudes genoux je rampe, j’avance jusqu’au coffre où dort ma poupée, et je dis que c’est sale et que c’est dégueulasse – ma mère vient de passer l’aspirateur, l’a remisé dans le cellier – et je répète encore – ma moquette elle est sale dégueulasse – même si proprette, la chambrette, sans mouton de moquette, depuis l’apparition disparition de la machine à dos rond, rouge et noire et vrombissante, étrange scarabée géant qui avale sur son passage, au centre et dans les coins, grande dévoration du monstre bruyant au long cou de plastique tournicotant – j’ai deux ans et je rampe vers le coffre blanc, et les mots sortent encore, moquette sale dégueulasse, qui font rire ma mère ou l’agacent, mémoire poussière…

 

Contre le pavé

Dans la cour de récré où il m’a quitté, le sol est gris sur lequel les larmes ne tombent pas, bien obligées de se cacher, de retourner à l’intérieur, tandis que je regarde en bas, le goudron, le bitume, les cailloux minuscules, où les paupières s‘accrochent, que j’avale un par un, car il faut ravaler quand on est quitté, les cailloux comme les couleuvres rampant au sol déserté, où mon corps glisse, s’enfonce, absorbé dans les sables qui figent, statufient, mettent à genoux – mais dans un instant, une seconde, bientôt je me reprendrai, je courrai sous la pluie et sans me retourner, et mes pieds cogneront contre le pavé, les rayures grises et blanches des passages protégés – ne pas en plus se faire renverser – courir contre le vent dans la tempête au-dedans

 

On ne parle pas assez des escaliers

On ne parle pas assez des escaliers où se disent les choses, où chaque marche porte un pas, pèse une phrase, offre un je t’aime : elle dit je t’aime à chaque marche, elle dit je t’aime maman, je t’aime tellement que j’en peux plus de toi, je t’aime tellement que je voudrais t’avoir plus que je t’ai, à chaque marche elle en dit un peu plus, tandis que je la regarde descendre dans la cage d’escalier, avec sa robe d’été piquée de petites pommes orange, ses nattes qui battent l’air, ma poétesse haute comme trois pommes – et elle dévale les marches une à une en égrenant les mots d’amour, ses mots à elle, marche après marche, et jetés là, comme l’air de rien, avant de courir dans la rue, les chemins, pour retrouver sa sœur et les chiens qui aboient au loin au loin

 

A pas de loup

A l’entrée, les tomettes mènent à l’escalier marbre et bois, mais on n’y monte pas, à droite c’est la cuisine et les grands carreaux bleus, mais on n’y entre pas – on passe, on continue jusqu’au renfoncement vers la gauche et la discrète porte – lenteur et prudence du verrou métallique, mais ça résonne, le cliquetis, bruit du loquet, ça vous trahit – on descend à la cave, marches de béton brut, granit gris et froid sous les pas – pas de loup, pas de bruit, ou si peu – jusqu’au sol de graviers qui crépitent – ça ne pardonne pas – il est six heures du soir et le père rentre du travail, va où ses pas le poussent chaque soir, et encore à chaque heure jusque tard – et depuis la chambre à l’étage, l’enfant entend ce qui se trame, ce qui s’imprime, ce qui se grave, ce que les pas charrient de drame, ce qui se grave dans les graviers, qui fait des traces – le vin, du sang

 

Do ré mi fa sol

Do ré mi fa sol sur les touches blanches du piano noir comme ciel, mes doigts divaguent en do ré mi fa sol où je suis seule comme nulle, silence sans toi qui ne joue plus, ta voix qui ne sonne plus, mais il me ré mi fa si do me reste le piano, où jouer, faire semblant, faire des si, des comme si : ta main qui ne touche plus, ta joue contre ma joue, ta peau qui n’est plus mon sol, tes lèvres qui ne sont plus mon sol – et je sombre au piano noir, désormais mon seul sol

A propos de Claire Le Goff

Pratique théâtrale, mise en scène et écriture à Bastia, Compagnie Ghjuvanetta. Enseignement du français langue étrangère. Quelques publications : Mademoiselle Grelon (La Scène aux ados, Promotion théâtre, éditions Lansman, 2015), Des Miettes (recueil de nouvelles La Peau des autres, éditions La Passe du vent, 2015), Café de la Porte Dorée (recueil de nouvelles, concours Musanostra 2018), Contre le mur de pierre, Et sa désolation (recueil à venir, Musanostra 2020). Blog d'écriture en cours, Confiture d'épinards. Heureuse d'être parmi vous !

2 commentaires à propos de “Une phrase, des sols (désolation)”

  1. Quelle belle mise en perspectives ! J’en apprécie les résonances successives. Merci pour cette lecture.