véronique müller #été 2023

  • #été2023 #00  | le livre oublié

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    Donn. Ce texte aurait dû constituer le prologue. « Ce qu’on attend du roman ». Est-ce que ça sera à tous les ateliers pareil : sans y penser, je triche. Il aurait fallu parler d’un roman sous le nommer, sans en donner ni le titre, ni l’auteur : j’ai parlé d’un roman qui m’est cher, mais dont j’avais oublié aussi bien le titre que le nom de l’auteur, ainsi qu’il en est d’ailleurs pour tous les livres que je lis. C’est ce qui m’a mise sur le track, la voie de l’oubli. J’espère que ce ne sera pas une dead end, au pire, une ornière, au mieux. Mais j’aime que cela m’ait conduit à ce qui est mon dada du moment, ma secrète ambition. J’y parle donc de l’oubli des noms, des noms propres en particulier. J’y parle de la fiction aussi. Et du point de vue de ce qui se passe par en dessous, souterrain. J’y parle de ma façon d’aimer les livres, de ce que Duras m’a appris, sur le pouvoir de la simple articulation d’un nom. Bien sûr, le texte est démesurément long.

    j’essaie de me souvenir d’un livre auquel je tiens beaucoup, et rien ne vient, rien ne revient, et cela me stupéfie. je ne me souviens ni du titre ni du nom de l’auteur. si, du visage, je me souviens, de son très beau visage, ses cheveux noirs, lisses, sa bouche qui malgré le noir et blanc de la couverture paraissait fardée. je n’ose rien dire de plus de ce visage. elle n’ose rien dire de plus, un petit quelque chose qui la retient, de ce visage dont je m’étais étonnée, à le découvrir, qu’il ne ressemblât pas davantage au mien. c’est dire. qu’elles fussent même l’une et l’autre d’un « type » opposé. c’est la chose difficile à dire. l’une blonde, l’autre brune. c’était le deuxième livre que je lisais d’elle. mais quel avait été le premier. le souvenir est encore plus dégradé, voire absent, totalement.

    c’est l’été, drôle d’été. il a fait chaud, il a fait froid, je ne pars pas, je ne partirai pas, même si je n’ai pas cessé, d’aller et de venir, de là à là, à encore là. ne pas penser à ça.

    là, je me concentre. que je ne me souvienne ni du titre ni de l’auteur indique qu’il s’agit d’une lecture récente. parce qu’au début de ma vie de lectrice, je retenais les noms. à mes premières lectures se sont toujours attachées et de façon solide les noms et titres de ce que je lisais. leurs noms d’ailleurs à l’opposé de tous les autres noms. mes balises. cette faculté s’est perdue. et je perds aujourd’hui les noms d’auteur au même titre que tous les autres noms.

    découverte pendant les vacances, je crois. oui. à cette époque de l’année. sur ce même siège. au bord de ce même bassin. il y a deux ans.

    au départ, il n’y avait que les noms propres qui faisaient trou. aujourd’hui, ça s’est étendu à tous. il n’y a plus de distinction. subsistent quelques noms du passé. ce n’est pas l’alzheimer. même s’il y a l’alzheimer de la mère. c’est aussi la vieillesse. et puis autre chose.

    ce qui est curieux c’est que là, j’ai presque l’impression de faire l’effort de ne pas me souvenir de ce livre, de ce titre, de cet auteur.

    je le ferais pour m’attarder à cette matière de l’oubli. à la matière-même de l’oubli.

    il  était épais, le livre.

    dans les premières pages, c’était encore à paris, souvent il avait fallu qu’elle reprenne ma lecture, qu’elle lise et relise des passages entiers. je ne comprenais pas ce que je lisais. je ne comprenais pas pourquoi j’insistais. il y avait quelque chose d’extraordinaire. dès les premières pages.

    je crois qu’elle est épouse de diplomate. il est possible que le personnage aussi, l’était.

    cela commencerait dans une cuisine. puis, il y la traversée longue d’un appartement et l’arrivée dans une pièce, une chambre, qui n’est pas celle de la narratrice, tout à l’écart. et claire, très claire. cette clarté – l’éclat du soleil, la blancheur d’un mur – est longuement décrite. aveuglante. il y a un lit, où s’assoira la narratrice. il y aura quelque chose au pied du lit. enfin, voilà, je me souviens, cette pièce avait été habitée par une personne ayant travaillé pour la narratrice, petit personnel de maison, et qui était partie, ou qui avait été chassée, dans des circonstances sombres, décrites sommairement. avec quelque chose d’énoncé sur une réalité sociale dure, implacable.

    la pièce est petite, comme un poing au bout d’un bras, un point d’aboutissement, comme suspendue au-dessus de la ville, de l’histoire, un point d’exil aussi, de réclusion, qui fut celle de la personne qui avait vécu là, d’oubli. et il y a une façon de présence de la ville en contrebas. d’une ville qui aurait été grouillante.

    il ne faut rien croire de ce que je dis.

    tout le livre je pense se passera là.

    et je ne sais plus ce qu’il se passe dans le livre.

    et je ne sais plus s’il faut que je mette les virgules où il faut. ou si je peux me permettre de ne pas finir mes phrases.

    à la fin, il y a une culpabilité qui se révèle, très forte. celle d’un meurtre ? une culpabilité monstrueuse. et le meurtre… mon dieu. il est question d’un enfant.  je n’en dirai rien de plus.

    c’est une écriture qui ne ressemble à aucune autre. absolument particulière. qui se lit très agréablement à haute voix. enfin, agréable n’est pas le terme. c’est d’une véritable expérience qu’il s’agit. j’en avais enregistré un extrait, que j’avais publié sur instagram, je le disais filmant le jardin autour de moi. ce jardin où je suis maintenant. le texte lu parlait de son rapport à la voix, de ce que son écriture appartienne à la voix.

    je me souviens que j’ai rêvé désespérément le monter, ce texte, le jouer.

    j’ai lu alors de nombreux livres d’elle.

    je me suis récemment rendue compte qu’il m’était devenu très difficile de croire à la fiction. comme si tout devenait réel. ainsi, il y a peu, par exemple, je lisais un livre de X (autre nom oublié), et je me suis dit, tiens, X, elle a été scénariste, je ne le savais pas, et elle a vécu à Los Angeles, je ne le savais pas. et tiens, elle est partie au Congo ? est-ce qu’elle ne serait pas belge par hasard, X. comme moi, alors. mais non, X n’était pas scénariste, ne l’avait jamais été, n’avait pas vécu à LA, jamais, elle est juste tout à fait capable de l’inventer.

    pour ce qui me concerne, ça fait quelques temps que j’ai remarqué que j’étais de plus en plus amenée à coller au réel, à coller à la réalité de ce qui m’arrive au moment où cela m’arrive, cela s’appellerait le présent, ce serait comme ma matière, couchée sur la roue du temps, je cherche à chercher à produire les mots d’une histoire qui ne cesse de se dérober, et donc à voir s’éloigner de moi la possibilité de la fiction. comme s’il me fallait constamment tisser sous moi le filet qui empêchera la chute, et que je ne puisse utiliser que les mots à portée, à ma portée directe.

    au cinéma, c’est pareil. je ne peux plus voir un film violent : sur ma chaise, c’est moi qui encaisse tous les coups, qui gémis, qui me projette sur les côtés tentant d’y échapper.

    il reste certainement un lieu de fiction. je crois d’ailleurs absolument à sa nécessité.

    (on pourrait dire : la fiction au lieu que le vide, une fiction, n’importe laquelle, plutôt que le vide. mais ce serait peut-être trop facile. on pourrait dire : la fiction plutôt que le réel. parce que parfois le réel est ennuyeux. je ne sais pas si c’est mieux dit. est-ce que l’on aime le réel. je suis liée aux sensations, et je tiens à ce qui me lie. est-ce que les sensations sont réelles. on tient aux mots qui décrivent le réel. c’est ce qui est aimé. est-ce ce qui est aimé? mon univers de mots ne tient pas. il ne tient que par la colle du réel, de la sensation réelle. est-ce que ça me fait quelque chose, comment est-ce que ça résonne en moi. suis-je marquée, de quelle façon. sinon, les mondes se délitent. c’est la limite de mon intelligence. je dois tout le temps recréer du lien.)

    je ne dis pas que je ne serais pas tentée de trouver le moyen d’aller un peu sans les mains, regarde maman, sans les mains, de me détendre, et de m’embarquer dans autre chose, sans le soutien de la réalité directe. je ne dis pas que je ne cherche pas un moyen.

    là, dans ce livre-là cependant, la fiction était tangible. on avait affaire à quelque chose de l’ordre de la métamorphose de kafka. il y a peut-être un insecte. seigneur ! il y a un insecte ! et ça met un très long livre pour aller chercher déterrer ce qui est probablement un souvenir autobiographique. ce souvenir étant vécu du point de vue de ce qui n’est pas su, de l’inconscient, de l’horreur de ce qui se raconte par en dessous pour parer à l’insoutenable.

    du réel de cette horreur. qui revient à la surface. dont l’émergence fait événement.

    le réel de l’inconscient, lui, est hors temps. et a-géographique. de là, que je me raccroche à ses fictions. elles trouvent leur encre encore en ma chair.

    s’est-elle suicidée, l’autrice? je ne dirais pas que ce serait une raison de plus de l’aimer. il y a un moment dans le livre où elle parle de sa folie. bien sûr que c’est très important. ça. très important pour moi. je crois, oui, qu’elle trouve le moyen d’en parler. de dire des choses inouïes sur la folie, sur ce qui s’apparenterait à la folie.

    je crois que je me disais : parle-t-elle de la folie, là. elle est vraiment occupée à parler de la folie, là. c’est ce dont elle parle. que ce soit de folie qu’elle parlait ou pas, peu importe, ce dont elle parlait était profondément juste, méritait absolument d’être dit, redit encore, continué à dire.

    je ne suis pas sûre finalement de vouloir me souvenir de son nom. et je ne sais pas pourquoi. comme si. la perte d’elle, son oubli était aussi, plus justement encore, l’amour d’elle.

    il faut faire un effort contre ça, résister.

    résister à faire exister par le silence ce qui échappe aux mots.

    je me souviens de son pays d’origine.

    j’ai aimé passionnément ce livre, et comme tous les livres que j’aime passionnément je l’ai lu dans la tristesse déjà, le désespoir de l’inéluctable de sa perte, à l’idée que je le terminerais, que je sortirais du livre. et je me promettais comme à chaque fois, de le relire. ce que je n’ai pas fait, bien sûr, puisque je suis passée à d’autres livres d’elle.  ce que j’ai fait pourtant, pour partie.

    gourmande, boulimique.

    j’ai parlé d’elle, autour de moi. à une amie comédienne, j’ai espéré, qu’elle me dise, on le fait. et à une autre amie qui aime suffisamment le théâtre que pour vouloir m’aider à le monter.

    c’est ça aussi l’effet que me ferait un livre, il m’amènerait à

    il donne du désir

    il permettrait presque de recommencer à y croire, à

    son écriture, son invention, venait me chercher puissamment.

    l’été suivant, je lisais une grande quantité de livres de Duras, dont je m’étais rendue compte peu auparavant, lisant le livre de Yann Andrea, après avoir vu le film, qu’il y en avait un bon nombre que je n’avais pas lu, joie, un bon nombre qu’il restait à lire. des romans, des pièces de théâtre. j’ai cherché Yann aussi, à qui je n’avais été pas loin de m’identifier. qui révèle dans son interview par Michèle Manceaux une face terrible de MD. ont suivi tout ce que je pouvais de YA et de biographies de Duras.

    j’ai beau ne pas me souvenir, je continue d’avoir envie de lire des livres que je n’ai pas lus.

    je lis de moins en moins. et ces coups de cœur sont rares.

    est-ce que ma vie alors est vide.

    il y a quelque chose de vide.

    et quelque chose de toujours plein.

    je sais que lire, la lecture, l’écriture, me permettent de me raccrocher, en noyée parfois, à la grande hache de l’histoire. il n’y a qu’eux qui déplient le temps.

    je me souviens du nom de Yann Andrea parce qu’il m’a été donné par MD, que j’ai commencé à lire à une époque où ma mémoire ne m’avait pas encore désertée.

    et duras avait une façon bien à elle de nommer, de pouvoir nommer ses personnages et de restituer le prix de cette nomination. le prix exceptionnel de ces baptêmes. de ce qui se donne alors à un corps, à un être.

    j’avais d’ailleurs appris que le nom, qu’il adopta dans un soulagement infini, de Yann Andrea, lui avait été donné par Duras.

    duras me l’avait appris, ça, que pour certains, le don du nom, c’était de l’amour, et ça pénètre directement le corps, et ça vous ramène dans le monde.

    je reviendrai lire ceci. et à paris, je retrouverai le livre. d’ailleurs le passage est dans mon téléphone, celui lu sur instagram. mais je préfère laisser ça comme ça.

A propos de véronique müller

même si je perds le fil, je m'en sors plutôt bien mal.