#voyages #09 | Les histoires existent parce qu’on les écoute

Esther raconte une étrange histoire à mon sujet. Étrange, tant par le contenu que par le fait, assez inhabituel chez moi, que je ne m’en souviens pas (à part quelques exemples qui ne font nullement loi, pas encore). Étrange aussi parce que je me suis longtemps demandé si Esther ne l’avait inventée, sans que je sache pourquoi. La première fois qu’elle l’a racontée, nous étions attablés avec des amis dans un grand appartement parisien où elle vivait en communauté, ambiance peace and love, rajah yoga et odeur d’encens. Je me trouvais là un peu par hasard, je crois que j’étais allé à Paris pour passer un concours administratif mais je n’en suis plus très sûr aujourd’hui. Je l’ai entendu raconter cette histoire à d’autres occasions mais c’est celle-ci dont je me souviens. Lorsque nous étions à New-York, nous avons habité quelques temps dans un petit appartement à Greenwich Village. Au-dessous de notre appartement, dans cette rue animée, se trouvait un cinéma qui, nous allions le découvrir, accueillait un véritable spectacle de façon récurrente. Je ne sais pas depuis combien de temps ça durait, plusieurs années sans doute, mais tous les samedis soir s’y tenait la projection du Rocky Horror Picture Show, qui n’était pas une simple séance de cinéma. Nous n’en savions rien lorsque, un soir, en voyant la foule qui envahissait le trottoir avant la séance, nous nous étions retrouvés happés dans la file d’attente, au milieu d’une joyeuse bande d’illuminés dont certains étaient déguisés et portaient des accessoires, parapluies, seaux et autres objets improbables. L’ambiance respirait une certaine folie et nous aimions ça. Nous avons découvert ce qu’était le Rocky Horror Picture Show, un film de série B assez quelconque durant lequel les spectateurs interviennent, répliquent parfois, depuis leur siège ou, pour certains d’entre eux, sur une scène en dessous de l’écran. Mon niveau de pratique de la langue anglaise était, à l’époque, si médiocre, que j’étais le spectateur d’une folie sans paroles intelligibles, ce qui ajoute sans conteste à l’étrangeté du moment. Et c’est là qu’Esther m’a prêté un comportement dont je ne sais s’il fait partie d’un rêve, d’une hallucination ou de la réalité. Dans la folie collective et chorégraphiée, je me serais approché de la scène, y serais monté et aurais décliné quelques vers en français que la narratrice avait oubliés. Du Rimbaud, peut-être, j’aimais bien réciter quelques sonnets à cette époque, le plus souvent de manière impromptue. J’avais été accueilli avec bienveillance par les acteurs de circonstance même si, eux-aussi, ne comprenant pas un traître mot de ce qui était dit. Et j’avais regagné ma place sous les tapes amicales sur l’épaule et les invectives sympathiques de la salle, jusqu’à Esther qui m’avait accueilli en m’embrassant. C’est étrange que je ne me rappelle pas de ce baiser.

Le frère d’Esther s’appelle Lucho. Nous nous croisons parfois par hasard dans le quartier, il habite  pas très loin d’où je vis aujourd’hui. Quand nous le pouvons, ce qui est assez fréquent, nous rejoignons la terrasse d’un café et nous parlons de tout et de rien. D’Esther souvent. Il m’a raconté un rêve qu’il avait fait plusieurs mois auparavant et qui avait laissé de profondes traces dans son esprit. Au point que même ce jour, il éprouvait une certaine émotion à le raconter. Esther était en Inde, en quête de quelques chimères transcendantales dont elle était friande. C’était la fin de son séjour et, pour rejoindre l’aéroport, s’était associée à d’autres voyageurs pour partager les frais d’un taxi. Le chauffeur, racontait-il, semblait pris d’une agitation peu habituelle, ce qui aurait dû éveiller les soupçons de ses clients dont faisait partie Esther. Sa soeur n’était ni craintive ni méfiante, elle accordait sa confiance facilement. Ce jour-là, le chauffeur avait entrepris un dépassement dangereux au volant de son taxi bondé de touristes et de leurs bagages. Il avait perdu le contrôle du véhicule et celui-ci s’était lourdement écrasé contre un arbre innocent avant de finir sa course dans des fourrés en contrebas. Esther était la seule survivante, tous les autres occupants du véhicule avaient perdu la vie. Elle était sorti toute seule des décombres et des corps ensanglantés et inertes, elle avait rampé jusqu’à la route, elle avait les os cassés, ceux de la hanche, d’un bras, plusieurs vertèbres. Et son visage. Il avait perdu toute sa peau, il n’était que chair et sang. Esther n’était plus Esther. Lorsque Lucho m’a raconté ce rêve, il tremblait. Ce qui est étrange, c’est que je m’en souviens. Non pas de ce que Lucho m’avait racontée de son rêve, mais de l’accident dont avait été victime Esther. Je me souviens avoir été démuni, incapable de pouvoir l’aider à des milliers de kilomètres. 

J’ignore pour quelles raisons j’avais raconté cette histoire. La bière sans doute. J’ignore même où je l’avais apprise. Trop précise pour l’avoir inventée, trop vraie pour l’avoir rêvée. Je crois que je l’avais lue dans un recueil d’histoires de plongeurs sous-marins, j’aimais lire ce genre d’histoires à l’époque où je plongeais. J’aimais me retrouver au fond de la mer, dans cet environnement où les sons sont altérés, où les déplacements sont lents, où les pensées s’envolent avec légèreté. Nous étions devant un comptoir, la plongée au pied des Calanques marseillaises avait été belle. Comme souvent, avec mes compagnons de palanquée, nous voulions prolonger le délice de cette journée. Alors nous nous racontions des histoires pour suspendre le temps et nous enchaînions les demis pour prolonger l’apesanteur qui avait été nôtre. Ça se passait en Australie, sur la grande barrière de corail qui longe la côte est. Je racontais ce que j’avais lu. Sur le tombant d’un massif corallien, au coeur du bleu lumineux de l’océan, le plongeur observait les moindres recoins chargées de mille couleurs, accompagné dans son entreprise de poissons clowns, papillons, anges, perroquets, de demoiselles princesses, et même d’une tortue à bec d’oiseau, qui à en croire le narrateur originel, n’avait pas la langue dans sa poche. Bien évidemment, je fignolais dans mon récit tous ces détails qui allument les plafonniers de tous les plongeurs du monde. Dans le récit d’origine, le point culminant était la découverte par ce plongeur d’une accumulation de polypes qui, avec le dessin d’une étoile de mer pourpre voisine, dessinait un visage. Et chaque plongeur d’y reconnaître les traits d’une figure familière. Ce que je taisais dans ma narration, de façon évidente, c’était à qui appartenaient ces traits. Ne me demandez pas comment cela est possible, le visage d’Esther perdu en Inde se trouvait au large de Brisbane.

Photo de David Clode pour Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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