outils du roman | 9, pas de souci à vous faire, M. Ashbery

avec Kenneth Goldsmith, en détournant Kenneth Goldsmith



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D’abord, restaurer le contexte : on va travailler à partir d’un livre iconoclaste mais essentiel du creative writing au temps de l’écrire-web, donc merci de lire billet mis en ligne hier, avec traduction d’un extrait, sur le Uncreative writing de Kenneth Goldsmith.

 

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L’extrait ci-dessous, on va pourtant le détourner complètement de son contexte, voire le retourner en contre-preuve du rôle qu’il tient dans le chapitre VI du livre de Kenneth Goldsmith, « Qu’est-ce qu’écrire peut apprendre des arts visuels ». Goldsmith, dans son concept d’une écriture sans écriture, propose des chemins d’accès à une poésie conceptuelle, dans une cohérence où l’émotion langagière (the moving of expression) vient de la production même de la langue et de sa constitution en objet circulant et réappropriable. C’est dans ce contexte qu’il en revient au How to write de Gertrude Stein (toujours pas traduit en français, et probablement impossible sauf à le faire collectivement, à moins de considérer un autre livre, L’Art Poetic d’Olivier Cadiot – voir extrait dans les fiches imprimables, belles séances à concevoir, comme étant une tentative de réécrire le livre légendaire de Stein dans un impossible symétrique de notre langue ?) : Goldsmith veut nous emmener devant l’irréductible présence, minéralité du langage dans son arbitraire même, que sont, pris un à un, chacune énonçant une règle qui lui est propre, et non reconductible dans le livre, les textes de How to write. Lire, à la fin de son texte, magnifique exemple, la réappropriation immédiate des « cinq mots » de Stein par Joseph Kosuth. Et bien sûr, si cela vous amuse de le tenter ici, n’hésitez pas à insérer vos propres « cinq mots » en commentaire.

 

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Mais le plaisir qu’on a à la façon très insolente dont Goldsmith s’en prend aux écrivains qu’il considère d’un autre siècle, c’est le diptyque qui précède son introduction de Stein : un portrait du respectable poète John Ashbery dans le New Yorker. La procrastination de John Ashbery, auteur d’une vingtaine de livres de poésie, est toute relative. Mais la force du portrait journalistique, ici, c’est l’irruption du temps quotidien pour mettre en scène le temps du travail. Un temps qui s’exprime par gestes, objets, corps, ville. Retenez bien la série des quatre, ça va vous aider.

 

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L’écrivain qui gaspille son temps à tout sauf écrire : ici condensé sur l’espace d’une journée, ça peut être sur l’espace d’une année et cela vous donnera le début suspendu du Temps retrouvé, avec cette ellipse de la maison de repos et le retour en train avant la soirée chez les Guermantes – lire à propos de cette phrase de Proust, qui résonne avec la proposition que j’avance lentement (mais si) : puisque je voulais un jour être écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire, et puisque aussi bien Proust est cité dans l’article du New Yorker. Mais c’est déjà dans l’opposition de d’Arthez et Rubembré (ou Lousteau) chez Balzac. Ou un thème continu aussi dans L’Éducation sentimentale et vous pouvez ajouter vos propres exemples.

 

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D’ailleurs la procrastination est un concept tout à fait noble, à maîtriser scientifiquement comme on le fait du sommeil fractionné. Ceux qui ont lu l’incontournable livre de John Perry (dispo en Kindle) : The art of procrastination – a guide to effective dawdling, lollygagging and postponing, avec comme exergue la phrase de Mark Twain : Ne remets jamais au lendemain ce que tu pourrais faire le surlendemain, et qui a fondé ce qu’on appelle la procrastination structurée prouvant qu’il ne s’agit pas ici de faire la liste de nos petits travers et manies, mais qu’on affronte un des paramètres de la table de travail (voir, dans fiches imprimables, l’extrait du Penser/Classer de Perec « Notes sur les objets posés sur ma table de travail » ), et donc – retour aux quatre mots ci-dessus – qu’on affronte les gestes (s’asseoir, se lever, attendre, boire du thé), les objets (la machine à écrire, le CD dans la chaîne), la ville (météo de New York l’été, le resau indien), le corps (le petit tour à la salle de bain dans l’article Ashbery), certains éléments (le coup de fil à l’ami poète malade) croisant les diverses catégories. On a déplacé l’exercice de la table de travail proposé par Perec à un habitus beaucoup plus complexe, dont Proust a fait son bassin minier, mais qui par là échappe à l’individualité pour devenir une question essentielle de l’écriture – comment on s’y immerge, comment on se met en condition de la recevoir. Le paradoxe essentiel étant ici : écrire ne procède pas d’une intention, à nous de construire ce qui ne sera qu’une disponibilité active.

 

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Ça y est, j’ai gagné, déjà vous êtes prêts à écrire : le très beau portrait du New Yorker sur la procrastination au quotidien de John Ashbery (attention cependant : la question de la vitesse d’exécution, ce qui se passe dans la dernière demi-heure, doit être pris très au sérieux – toute poésie procède d’une rapide vision des choses disait déjà Balzac) suffit effectivement à ce que chacun puisse se lancer dans une archéologie du quotidien (au sens qu’a le mot dans L’Invention du quotidien, voir tome 1 Arts de faire) concernant nos propres habitudes de travail dans cette bulle si particulière : ce qui se passe avant écrire, ce qui se passe quand on n’est pas encore prêt à écrire. Ce qui n’est pas écrire sur le blocage (voir allusions aux manuels Writer’s help de Goldsmith), mais sur l’accès, en ce sens qu’il n’est jamais totalement intentionnel.

 

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Mais si on poussait ça encore un peu plus loin : d’accord, ne travaillez que sur vous-même. Mais prendre aussi très au sérieux, de la même façon que l’article du New Yorker, la très belle liste de points-virgule insérée par Kenneth Goldsmith : on pourrait avoir tendance à la négliger, parce qu’on reconnaît d’avance tous les éléments comme nôtre. Glisser une corvée ménagère, et ce à quoi on pense lors du repassage, ou – plus gravement – le rôle de la connexion ou de la coupure provisoire d’Internet, l’aménagement même de l’écran, ou de la musique, ou de la posture physique (en profiter pour un petit tour sur le beau site des oloé du monde entier (je rappelle : les gestes, les objets, la ville, le corps).

 

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Et si, une fois tout cela clair dans votre tête et vous-même prêt à écrire (stratégie pour écrire : on écrit l’empêchement d’écrire et c’est déjà écrire), vous passiez tout cela à la troisième personne, comme Frédéric Moreau pour Flaubert (qui ne s’y mettait que par séries de trois semaines tous les deux mois, de 22h à 1h du matin, avec écritures de lettres ensuite, et travail de doc entre les séries), ou l’opposition d’Arthez, Lousteau, Rubembré pour Balzac qui est eux tous à la fois ? Alors oui, tout d’un coup nous y voilà : on n’est plus dans une écriture sur l’écriture, ni même chez Kenneth Goldsmith et son écriture sans écriture, on est revenu au bon vieux roman – celui qu’on cherche, justement.

 

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Et complément au précédent, ou pour insister : encore mieux que la forme à la 3ème personne, et si vous essayiez sans inscription du sujet ? Suis dans le cours de Barthes sur Le Neutre en ce moment, mais du point de vue de l’écriture, si vous n’avez pas fait ça déjà une fois dans votre vie c’est important (ça peut l’être aussi pour réutilisation avec élèves) : tout à l’infinitif ou phrases nominales, sans il ni je... Vous essayeriez ?

 

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Ah, j’allais oublier : l’extrait lui-même, et base de départ...

Kenneth Goldsmith | Uncreative writing (extrait du chapitre VI)


Ce portrait de John Ashbery, écrit pour le New Yorker en 2005, est une de mes descriptions préférées de la procrastination.

« C’est il y a déjà quelque temps, cinq ans, cinq ans et demi. John Ashbery est assis à sa machine à écrire, mais il n’écrit pas. Il tient sa tasse de thé et en avale deux petites gorgées parce que c’est encore brûlant. Il la repose. Il est censé écrire de la poésie aujourd’hui. Il s’est réveillé plutôt tard ce matin, et n’a fait que traîner depuis lors. Il s’est fait du café. Il a lu les journaux. Il s’est plongé dans deux livres : une biographie de Proust qu’il a achetée il y a cinq ans mais s’est décidé à la lire seulement aujourd’hui parce qu’il en a soudain eu envie, et roman de Jean Rhis sur lequel il est tombé tout récemment chez un bouquiniste – il n’est pas un lecteur systématique. Il allume la télévision et regarde la moitié d’un truc idiot. Il n’a pas très envie de quitter son appartement – temps pourri dehors, chaud et moite, même pour un été de New York. Il est devenu conscient d’une levée sourde d’anxiété par le fait qu’il ne s’était pas mis à écrire et n’avait même pas l’ombre d’une idée. Cela lui tarabustait la cervelle. Il pensa à un tableau d’Hélion qu’il avait vu récemment dans une exposition. Il se demanda s’il devait réserver à nouveau à dîner dans ce nouveau restaurant indien de la IXème avenue qu’il avait bien aimé. (Il ne sortirait pas. Il a soixante-dix-huit ans. Il ne sort plus beaucoup ces temps-ci.) En se rendant un instant dans la salle de bain il remarqua qu’il avait besoin d’aller chez le coiffeur. Il parla un moment au téléphone avec un de ses amis poètes qui était malade. À 5 heures du soir, cependant, il n’y avait plus aucun moyen de contourner le fait qu’il ne lui reste plus qu’une heure ou à peu près avant que la journée de travail soit finie, alors il mit un CD dans la chaîne stéréo et s’assit à sa table. Il remarqua une petite tache sur le mur, à laquelle il n’avait jamais prêté attention jusqu’ici. Cela ne lui prendrait qu’une demi-heure ou trois quarts d’heure pour sortir quelque chose une fois qu’il s’y serait mis, mais c’était ça le plus dur, s’y mettre. »

Pas à vous faire de souci, M. Ashbery : il y a plein de gens partout pour vous aider. Il y a des dizaines de livres qui proposent des solutions aux gens comme vous. Par exemple, une bonne idée c’est de changer de vêtements (« pour recommencer vraiment à neuf, John ») ; ou par faire quelques étirements ; une bonne idée aussi, se lever et boire un verre d’eau toutes les vingt minutes ; vous pourriez aussi essayer de l’écriture automatique : rien que se relaxer l’esprit et laisser venir, John ; vous pourriez aussi essayer « d’écrire mal » exprès ; ça pourrait être une bonne idée aussi de « se déconnecter d’Internet » ; et peut-être ça vous aiderait si vous vous leviez de votre table de travail pour quelque corvée ménagère. Mais il y a une solution que n’importe quel manuel d’écriture vous propose sur les blocages d’écriture : cinq mots. N’importe quels cinq mots. Suivez ce conseil, M. Ashbery, et jamais plus vous n’aurez de blocage d’écriture.

L’ironie de l’histoire, c’est que cette dernière suggestion a vraiment été haussée au rang d’oeuvre artistique au siècle dernier : une fois par Gertrude Stein qui, en 1930, écrivit un poème d’une seule phrase qui consiste simplement en ceci : « Cinq mots sur une ligne » et une autre par Joseph Kosuth qui, en 1965, repris le poème de Gertrude Stein en écrivant en lettres majuscules : CINQ MOTS EN NÉON ROUGE, bien sûr en néon rouge. Ça semble si facile avec Stein et Kosuth. Avec des actions comme celles-ci, on s’émerveille que quiconque puisse encore souffrir de blocage d’écriture.

© Kenneth Goldsmith, Uncreative writing, 2011.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 septembre 2014
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