quand une des plus belles leçons d’écriture créative vous est proposée par l’inventeur du Uncreative Writing, et fondateur du célèbre UbuWeb
Theorize your digital existence.
Where technology leads, literature follows.
I used to be an artist ; then I became a poet ; then a writer. Now when asked, I simply refer to myself as a word processor.
A contemporary poet is someone who doesn’t write poems.
Kenneth Goldsmith, suite de statuts Facebook.
Kenneth Goldsmith est connu pour un des projets les plus fous du web depuis bien longtemps, celui que tous nous suivons, dans lequel nous piochons en permanence, le fameux UbuWeb et ses trésors. Constantes batailles avec les ayants-droit qui préfèrent le secret, on verra revenir puis repartir sans cesse le fameux Film de Samuel Beckett avec l’oeil de Buster Keaton ou le non moins important Images du monde visionnaire de Michaux – ressources qui nous sont nécessaires et pour nous-mêmes et pour enseigner.
Mais Kenneth Goldsmith est aussi depuis longtemps un fer de lance de la poésie numérique, menant une recherche obstinée sur un concept de poésie conceptuelle répondant à ceux forgés du côté de l’art conceptuel, chez Warhol par exemple, mais surtout Sol LeWitt – en relisant par exemple les injonctions de ses Paragraphs for conceptual arts et en cherchant des équivalents pour la construction littéraire. Si l’apparition de la photographie a « libéré » la peinture de sa tâche de reproduction, et induit par cela l’impressionnisme ou l’abstraction moderne, est-ce que le rôle et la masse du texte dans le fonctionnement numérique et le grand flux du web, accessibilité et profusion – à commencer par le code en tant que texte – n’est pas pour la littérature une irruption du même ordre ? With the web, writing has met his photography dit Goldsmith en tête de son Uncreative writing.
Kenneth Goldsmith est probablement moins connu pour son apport à l’écriture créative, mais personnellement je le place au premier plan pour son apport, et le bien que nous fait à tous son approche iconoclaste.
Iconoclaste ? Pas de vaine provocation. Plusieurs années que je suis de très près ce qui s’échafaude et se publie dans le creative writing US, et que je collectionne les bouquins même si, pour 80% d’entre eux, ils vont paraître absolument décevants, bien loin de fondateurs comme John Gardner ou mon cher immense défunt Malt Olbren et son fameux A creative writing no-guide. Même si, bien souvent aussi, vous pataugez mornement dans un livre-recette du rayon Writer’s Help, et puis soudain trouverez 5 lignes d’un exercice fabuleux, avec son texte d’appui.
A priori, quiconque comme moi pratique le creative writing, et encore plus avec responsabilité d’enseignement, fuirait comme la peste ce livre paru en 2011, et disponible en version Kindle si vous souhaitez téléchargement immédiat, au titre provocateur de Uncreative writing.
Attention : un des meilleurs apports du creative writing US c’est la place donnée à la « non-fiction », et là aussi avec quelques excellents bouquins (pensez à demander à vos propres enseignants une petite bibliographie de tout ça). Il y a une approche créative de la non-fiction, et c’est même probablement ce qui nous rapprocherait en ce moment du monde US : leur approche basée sur le genre (roman, poésie, non-fiction, scène ou film) trouve ses limites dans ce cloisonnement vertical. Notre propre approche, basée sur les paramètres de l’écriture, indépendamment de l’usage qu’en fera l’étudiant et dans quel contexte de genre il l’insèrera, fait qu’on peut enfin être pris avec un peu de sérieux par nos chers confrères. Et ce d’autant plus que l’institutionnalisation même du creative writing dans les facs US, considérée par certains auteurs comme gagne-pain avec hébergement, produit pas mal de dérives. Oui, enseigner l’écriture créative ce n’est pas proposer « aujourd’hui vous m’écrirez une première rencontre selon le style de votre écrivain préféré », et c’est là-dessus que canonne Kenneth Goldsmith, et méchamment.
Et qu’il prend une approche radicale : le contexte de l’écriture a changé, aussi bien dans nos outils que dans la publication, alors laissons le creative writing du vieux côté et explorons les outils neufs sans reprendre les techniques de l’invention narrative. Il le dit très sérieusement, et bien sûr c’est très loin de ma propre approche. Mais, du coup, Kenneth Goldsmith est le premier à prendre au sérieux la publication blog, l’écriture collaborative (géniale scène dans son livre où il invite un « écrivain » dans son cours, qui n’a pas été prévenu que le réel exercice c’est la masse de réactions simultanées des étudiants qui l’écoutent, tous connectés à un Etherpad, élaborant en temps réel une fausse conférence amplifiée, remixée, monstrueuse, tandis que le brave auteur invité admire la capacité des étudiants qu’il a devant lui à se concentrer et prendre des notes). Ou cet exercice qu’on s’est tous amusé à reproduire : prendre une image de Shakespeare en .jpg, la renommer en .txt, insérer le texte d’un sonnet dans le code obtenu, renommer en .jpg et voir les déformations induites dans l’image recréée : si vous aimez ces pistes, lisez son livre, il y en a 20 comme ça.
De même, dans ce livre publié en 2011 (c’est quand même tout près), et déjà devenu légendaire, Uncreative writing, l’importance donnée au traitement de texte est probablement rendue en partie obsolète par les nouveaux outils d’écriture markdown, mais, si je traduis l’exercice ci-dessous, c’est parce qu’il recoupe ce que j’avais moi-même tenté d’avancer dans Après le livre et son chapitre Accorder son traitement de texte : la culture numérique c’est être capable de comprendre les outils les plus simples qu’on met en oeuvre dans l’écriture, et que si on appelle une police Garamond il y a des visages derrière ça.
Après, pour un Français, vient vite le petit pincement. c’est de voir comment Kenneth Goldsmith est accueilli à la Columbia ou à la Princeton en donnant comme titre à son séminaire « Nous n’écrirons pas » ou « L’écriture sans expression ». On n’en est pas encore là chez nous !
Alors cette liberté prise de traduire un extrait, uniquement pour vous inciter à aller voir l’ensemble des propositions de Kenneth Goldsmith (voir aussi dans Outils du roman développement d’un autre de ses exercices,Pas de souci à vous faire, M. Ashbery). Et la magie de ce livre ou John Cage et Laurence Weiner servent d’appui à des exercices d’écriture basés sur leurs conceptions en art. Et bien sûr, Uncreative writing restera le premier livre où il ne s’agit plus d’interroger une « écriture par ordinateur », mais les formes d’écriture dans l’e-inclusion de l’ensemble de nos médias numériques, photo, film, téléphones, blogs.
Il y a aussi un fabuleux chapitre où avec les étudiants on sort dans la ville, et où la consigne est de créer des graffitis invisibles, ça va de la suite des 100 premiers chiffres de π 3,1416…, répartis un par un sur 100 marches des bâtiments du campus, à un passage du grand Une pièce pour soi (A room of one’s own) de Virginia Woolf écrit de façon minuscule sur toute la surface d’une peau de banane, ou des codes secrets de votre carte bancaire soulignés sur les drapeaux officiels de l’université, ou de slogans érotiques mais en langue étrangère (le célèbre MURTIS BENE FELAS de Pompéi) là où nul ne les comprendra) et la semaine suivante s’interroger sur trace et publication en reproduisant les actions initiées via des cartes de voeux imprimées et achat via code-barres. Et attention, en proposant comme matériau de départ aux étudiants des slogans de mai 68, quelques réflexions de Debord et quelques « Beau comme » de Lautréamont… On croise souvent la France chez Goldsmith : la « salle des possibles » du musée d’Orsay, ou un reboot de l’écran affichant le trajet de l’avion sur le siège devant vous.
À noter, pour l’exercice « basique » (première rencontre avec les élèves) que je traduis ci-dessous, qu’il répond à un long chapitre sur une recopie intégrale via blog, une page par jour, du manuscrit de Sur la route de Kerouac. Et peu probable que Kenneth Goldsmith ait lu ce que dit Aragon sur la recopie dans son Je n’ai jamais appris à écrire, ou les incipit.
De bonnes idées aussi pour l’écriture filmique et la création audio, mais j’y reviendrai cet hiver.
En tout cas, le livre le plus excitant paru ces dernières années en ce domaine, et qui fait date.
Reste à traduire le titre : on a déjà bien de la peine avec notre pauvre « écriture créative » ou « création littéraire » pour courir après le creative writing, alors s’il faut en plus rajouter le contraire… Si on me proposait de traduire le livre (ô rêve), je crois que c’est ce que je proposerais pour titre : L’écriture sans écriture.
Et je vous laisse bien sûr imaginer, en traduisant ce début de l’avant-dernier chapitre : « L’écriture sans écriture en classe, la tâche de désorienter », quels sont les quatre autres exercices « basiques » qui viennent à la suite.
Sur Kenneth Goldsmith voir page (pas très design) de la Penn, sa page Wikipedia, et pas besoin de vous indiquer j’espère le fabuleux UbuWeb.
Photographie ci-dessus, @ Marisol Rodriguez.
FB
Kenneth Goldsmith | « Recopiez-moi cinq pages »
En 2004, je commençai un séminaire intitulé Uncreative Writing à l’université de Pennsylvanie. Il me semblait que les changements textuels que je remarquais dans le paysage numérique, résultant de l’intensifications des pratiques d’écriture en ligne, trouverait écho auprès d’une génération plus jeune, qui n’avait jamais connu d’autre environnement.
[…]
Dans ce chapitre, je veux partager les cinq exercices de base que j’ai proposés à mes étudiants pour les familiariser à l’idée d’une écriture sans écriture, et renforcer leur attention à la langue et ses richesses, telles qu’elles sont, et ont toujours été, partout autour d’eux.
La première chose que j’ai souhaité faire est d’obtenir qu’ils soient capables de penser à propos de l’acte d’écrire lui-même, et je leur ai proposé une consigne très simple : « recopiez-moi cinq pages » sans aucune explication supplémentaire. À ma propre surprise, la semaine suivante ils sont revenus en cours, chacun apportant un écrit unique. Leurs réponses étaient diverses, et très révélatrices. Quelques-uns avaient prévisiblement trouvé la chose insupportable et s’en étaient débarrassés au plus vite, d’autres avaient découverts combien cela pouvait être zen et relaxant, disant que pour la première fois ils avaient pu se concentrer sur le fait même de copier, à l’opposé du combat pour trouver « l’inspiration ». Au final, ils avaient baigné avec bonheur dans un état un peu amnésique, avec les mots et leurs significations dérivant ça et là dans leur conscience. Beaucoup étaient devenus attentifs au rôle que joue le corps dans l’écriture – depuis la posture jusqu’aux crampes dans les mains ou au mouvement des doigts –, et étaient devenus conscients du côté performatif de l’écriture. Une fille a dit qu’elle ressentait l’exercice plus proche de la danse que de l’écriture, entraînée par le battement rythmique des doigts sur le clavier. Une autre a dit qu’elle y avait trouvé la plus intense expérience de lecture qu’elle avait jamais eue ; en recopiant une nouvelle qui avait été sa préférée au lycée, elle avait découvert à sa grande surprise comme c’était pauvrement écrit. Pour beaucoup d’étudiants, ils commençaient à voir les textes pas seulement comme le support transparent d’un sens, mais comme d’opaques objets susceptibles d’être déplacés sur l’espace blanc de la page.
Dans le fait de recopier, une autre chose qui changeait d’un étudiant à l’autre, c’est le choix de quoi recopier. Par exemple, un étudiant qui choisit de dactylographier une histoire à propos de l’incapacité répétée d’un homme à aller au bout d’une relation sexuelle. Quand je lui demandai pourquoi c’est ce texte-là qu’il avait choisi de recopier, ile me répondit qu’il l’avait trouvé comme la plus parfaite métaphore de sa situation, frustré comme il l’était de ne pas s’autoriser à être « créatif ». Une fille, qui dans ses heures libres était serveuse, avait décidé de dactylographier le menu de son restaurant dans le but de mieux s’en souvenir pour son travail. La chose curieuse étant que ça avait manqué : elle détesta la consigne et se mit en colère du fait que ça ne l’avait pas aidée du tout pour son travail. Bonne opportunité de se souvenir que, souvent, la valeur artistique consiste en son inutilité pratique.
La critique consista d’abord en un examen rigoureux des éléments du paratexte, qu’on considère sinon en-dehors du spectre de l’écriture mais qui, en fait à tout à faire avec l’écriture. Des questions surgirent. Quelle sorte de papier avez-vous utilisée ? Pourquoi s’être servi du papier générique d’imprimante, alors que l’édition sur laquelle on recopiait était un épais papier crème et granuleux ? (C’était surprenant pour moi que les étudiants n’aient jamais abordé cette question, ayant toujours une ramette de ce papier générique à disposition.) Qu’est-ce que le papier dont vous vous servez révèle de vous-même : de votre esthétique, de votre économie, de vos usages sociaux, politiques et environnementaux ? (Les étudiants avouèrent que, dans un monde où ils étaient supposé avoir plus de choix et de liberté que jamais, ils tendaient à reconduire l’habituel. Sur les plans économiques et sociaux, s’ensuivit une discussion à propos des coûts et de la disponibilité, révélant des différences de classe jusqu’ici invisibles : quelques-uns des étudiants les plus aisés surpris de découvrir que certains de leurs camarades n’auraient pu se payer un papier de meilleure qualité. Environnementaux, quand la plupart avouaient se sentir concernés quand au gaspillage, mais qu’aucun d’eux n’avait envisagé une distribution numérique de sa recopie à leurs camarades de classe, tous ayant eu par défaut le réflexe d’imprimer et de distribuer des tirages papier à l’ensemble du groupe.) Et reproduisez-vous exactement la disposition de la page initiale, ou passez-vous simplement des mots d’une page à l’autre, selon ce que les réglages de votre traitement de texte y conduisent ? Est-ce que votre texte impose une lecture différente selon qu’il est en Times New Roman ou en Verdana ? (De la même façon, la plupart des étudiants se contentaient des réglages par défaut de leur traitement de texte, sans alignement à droite – le réglage initial de Word –, alors que le texte recopié était justifié. Très peu avaient pensé à reproduire dans leur traitement de texte un saut de page correspondant aux pages qu’ils recopiaient. Et pareil avec les polices : très peu avaient jugé utile d’essayer autre chose que le Times New Roman. Aucun n’avait pensé aux implications historiques ou industrielles du choix de police, comme du fait que le Times Roman évoque, tout en étant très différent de la police avec lequel il est imprimé, le New York Times – sans même parler de l’influence décroissante d’un géant des médias autrefois tout puissant –, ni que Verdana, conçue spécifiquement pour la lisibilité écran, est la propriété privée du groupe Microsoft. En bref, que chaque police est porteuse d’une histoire sociale, économique et politique complexe qui peut – si nous n’y portons pas attention – affecter la façon dont nous lisons un document.) Pour conclure, nous constatâmes qu’écrire avait été pour eux jusqu’ici été une expérience transparente, parce qu’ils n’avaient jamais considéré que la construction des mots qu’ils créaient sur une page, et ce qui en résultait de sens.
Et de suite c’est la façon aussi qu’on les étudiants de présenter leur travail que nous regardons de près. Un étudiant par exemple disant en prologue de la présentation de son travail à la classe, sans y penser, que ce n’est pas « un texte qui allait changer le monde », ce qui est habituellement un euphémisme pour « ce truc-là ne vaut pas grand-chose ». Mais, dans ce contexte, la phrase qu’il a utilisée conduisit à une discussion échauffée d’une demi-heure sur la capacité ou l’incapacité de l’écriture à changer le monde, ses implications politiques, ses conséquences sociale, et tout ce qui peut dériver d’une platitude de langage parlé, innocente mais approximative.
© Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing, 2011 – trad FB.
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1ère mise en ligne 1er septembre 2914 et dernière modification le 3 juin 2020
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